L’attribution du prénom Jacques en Catalogne, du Moyen Age à nos jours
L’extrême rareté du prénom Jacques avant le XIIIe siècle
Malgré l’importance de la dévotion à saint Jacques le Majeur durant le Bas
Moyen Age, dans la Péninsule Ibérique et dans toute l’Europe occidentale à
partir de l’Invention de la tombe supposée de l’apôtre en Galice, le culte
de ce saint est relativement tardif en Occident et non antérieur au VIIIe
siècle. La liturgie hispanisque d’époque wisigothique ignorait encore le culte
de cet apôtre, et dans cette période, seule est notifiée l’existence de reliques
de saint Jacques à la basilique Santa-Maria de Mérida (que certains supposent
être celle de saint Jacques le Mineur), probablement d’origine orientale.
Si à Mérida fut instituée une sorte de vénération ou de culte de ce saint,
cela devait être purement local car il ne figure pas à l’Oracional de Vérone
(provenant de Tarragone) de la fin du VIIe ou du début du VIIIe siècle, ni
dans le liber Commicus dans ses diverses versions du VIIe au XIe siècles.
Malgré l’absence de précédents culturels, un évêque de Gérone nommé Jacobus
apparaît à l’époque wisigothique dans les actes du concile de Tolède VIII
en 683. Se basant sur la coïncidence entre les reliques de
Mérida et les titulatures des chapelles primitives de Compostelle, Dom
Perez de Urbel va faire l’hypothèse, bien suggestive, que les fugitifs
de Mérida, quand Mussa fit la conquête de la cité, durent se réfugier
avec les reliques en Galice.
L’invention de la tombe supposée de saint Jacques le Majeur
à Compostelle (saint Jacques de Galice dans les documents catalans médiévaux)
eut lieu, pense-t-on, durant le règne d’Alfonse II d’Asturies (791-842).
Mais c’est au Xe siècle, quand ce lieu devient un centre de pèlerinage
que, sous l’impulsion de Cluny, il acquit une grande popularité dans tout
l’Occident, à partir de la seconde moitié du XIe siècle, lorsque débuta
la construction de la basilique actuelle.
Durant la Reconquête et malgré le précédent de l’évêque Jacobus de Gérone,
l’extension de ce nom dans l’anthroponymie fut relativement tardive en Catalogne,
du moins parmi les chrétiens. Parmi les Juifs, ce devait être un nom habituel
en accord avec son origine hébraïque mais sans relation bien sûr avec la tradition
apostolique. Ainsi, parmi les noms recueillis à ce jour dans J. Bolos et J.
Moran, Repertori d’antroponims catalans RACI (Barcelona, Institut d’Estudis
Catalans, 1994) qui englobe les IXe et Xe siècles ce nom apparaît seulement
deux fois : en 990 apparaît un « Iacob ebreo » dans
un document de Barcelone et en 996 un évêque nommé Jacobus consacre
l’église Santa-Maria de Güel dans le comté de Ribagorça, mais, selon Ramon
d’Abadal qui a étudié et édité le texte, cet évêque ne devait pas être catalan
mais navarrais car le document est daté du règne de Garcia Sanxes II, roi
de Pampelune et comte d’Aragon, dit el Tremolo, et non pas selon le comput
des rois Francs, comme c’était l’habitude en Catalogne.. En outre,
cet évêque ne figure dans aucun autre document catalan.
Au XIIIe siècle, un roi nommé Jacques. Les grandes familles adoptent ce
prénom.
Malgré l’importance que les pèlerinages à Saint-Jacques de Galice vont atteindre
en Catalogne à partir du XIe siècle, ce nom ne devait commencer
à s’appliquer comme anthroponyme chrétien qu’à la fin de la seconde moitié
du XIIe siècle. Au début du XIIIe siècle apparaît avec ce
nom un grand roi et un des plus populaires, Jacques Ier le Conquérant
(1208-1276). Le chapitre II de Llibre des Fets ou Chronica
de Jacques Ier nous donne une version des motifs pour lesquels lui fut
donné ce nom qui n’avait aucun antécédent familial :
« elle fit faire (sa mère) douze cierges chacun d’un
poids et d’une taille semblables et les fit allumer en même temps, et à chacun
fit mettre le nom d’un des apôtres et promit à Notre Seigneur que celui qui
durerait le plus, celui-là donnerait notre nom. Et dura plus celui de saint
Jacques, trois travers de doigt de plus que les autres. Et pour cela et par
la grâce de Dieu nous avons le nom de Jacques »
Ferran Soldevila remarque que ni Desclet ni Muntaner dans leurs chroniques
n’ont recueilli cette version et qu’il y a des indices qu’au début il fut
appelé Pierre comme son père, et il suggère que peut-être les deux noms lui
avaient été donnés au baptême de façon que, tandis que le père s’appelait
Pierre, la mère, Marie de Montpellier, en mauvais termes avec son mari devait
préférer le nom de Jacques, lequel va prévaloir après la mort de Pierre le
Catholique.
En tout cas cet épisode démontre que le nom de Jacques était nouveau dans
l’onomastique de la famille du Conquistador et il n’apparaît dans aucune famille
de ce moment-là. A partir de ce roi, le nom deviendra habituel parmi les membres
de la dynastie de Barcelone. Ce modèle royal et la dévotion à saint Jacques
devaient contribuer à la diffusion de Jacques comme anthroponyme en Catalogne
à partir du milieu du XIIIe siècle où s’accroissent les prénoms procédant
du martyrologe. Par exemple, durant les XIIIe et XIVe siècles, Jacques fut
un prénom habituel parmi les membres de la famille Marc, seigneurs d’Eramprunyà
liés étroitement à la famille royale.
Encore que, dans la documentation latine en Catalogne ce prénom apparaît
toujours sous la forme Jacobus, la forme catalane médiévale
est Jacme qui doit provenir de la variante Jacomu. Cette
forme est la base du mot catalan de l’italien Giacome et du français
ancien James passé à l’anglais ; L’altération –b-›-m- en cannabu›*cannam›cànem
(chanvre) selon Coromines est due à la rareté des terminaisons latines
proparoxiton (accent sur l’antépénultième syllabe) en –bus (Joan Coromines,
Diccionari Etimològic i Complementari de la Llengua Catalana, s.v.
cànem). En catalan est vite tombé le O postonique : Jac(o)mu>Jacme
vers le XVe siècle ou peut-être avant la C implosive de Jacme avait dû
se vocaliser en U et de cette façon est apparue la forme moderne catalane
Jaume parallèle à l’aragonaise Jaime.
La vulgarisation durable du prénom
Entre les XIIIe et XIVe siècles, le prénom de Jaume ou Jacme s’étend dans
l’onomastique personnelle du domaine linguistique catalan jusqu’à occuper
un lieu dont la fréquence oscille entre le 3e et le 10e
rang. Comme illustration, nous reproduisons le tableau récapitulatif et comparatif
établi par E. Moreu-Rey relatif à Barcelone et Gérone tout en signifiant que
les informations que nous possédons d’autres villages des pays catalans sont
semblables à celles de ces villes.
Segle xii |
Fog.1378 |
Fog.1389 |
Segle xiv consellers |
1404 |
1452 |
1462 Girona |
Segle xv consellers |
Guillem |
Pere |
Pere |
Guillem |
Pere |
Joan |
Pere |
Joan |
Ramon |
Bernat |
Bernat |
Pere |
Joan |
Pere |
Joan |
Pere |
Pere |
Guillem |
Joan |
Jaume |
Bernat |
Antoni |
Francesc |
Francesc |
Arnal |
Francesc |
Guillem |
Francesc |
Francesc |
Francesc |
Jaume |
Jaume |
Bernat |
Jaume |
Francesc |
Ramon |
Guillem |
Bernat |
Antoni |
Bernat |
Miró |
Berenguer |
Antoni |
Bernat |
Jaume |
Bertomeu |
Bernat |
Guillem |
Berenguer |
Joan |
Berenguer |
Arnau |
Antoni |
Jaume |
Narcís |
Galceran |
|
Ramon |
Ramon |
Berenguer |
Berenguer |
Guillem |
Miquel |
Ramon |
|
Arnau |
Jaume |
Joan |
Ramon |
|
Bertomeu |
Miquel |
Pendant l’époque moderne et pratiquement jusqu’à la fin de la première moitié
de notre siècle, la fréquence d’apparition de ce prénom, selon les études
dont nous disposons, se maintient avec une grande stabilité parmi les lieux
que nous avons indiqués.
Comme démonstration, nous donnons les résultats de diverses études en commençant
par l’Andorre : à Encamp, durant la seconde moitié du XVIe siècle,
Jaume occupe la 10e place, enregistré sous la forme Jaime,
et une fois occasionnellement apparaît la forme féminine Jalmina. Ces
formes sont des ultracorrections phonétiques influencées par la tendance
à corriger la vocalisation de la lettre i en situation implosive devant
m comme dans les cas de balma>bauma>balma ; une ultracorrection
semblable s’est généralisée dans le mot decimu>deume>delme. Continuant
dans l’exemple andorran, à Ordino entre 1618 et 1699, Jaume occupe la
5e place avec vingt-deux occurences sur un total de 421 où
apparaissent seulement Jalmina et Jaumina avec deux occurences au total ;
et à Saint-Julià de Loria, entre 1670 et 1699 aussi apparaît Jaume à la
5e place avec vingt-quatre occurences sur 428.
En Catalogne et selon le « fogatge » de 1553 Jaume occupe la
4e place, précédé de Joan, Pere et Francesc. La même fréquence et une grande stabilité présente
ce nom à Ciutadella de Menorca entre 1620 et 1980. Si en 1620 Jaume occupait la 4e place,
en 1980 c’était pareil. En pays valencien les informations dont nous disposons
montrent en premier lieu la présence du prénom Jacob parmi les juifs de
Castello de la Plana des XIVe et XVe siècles. Ce fait nous rappelle que, indépendamment de l’extension
de Jaume dans l’anthroponymie chrétienne catalane, Jacob n’a cessé d’être
un prénom hébreu en vigueur. En ce qui concerne la fréquence d’apparition
à Alzira en 1399 Jaume occupait la 4e place, précédé de Pere,
Joan, Bernat et la 3e place en 1510 précédé alors de Pere et
Joan alors que Bernat passe à la 4e place. A Sueca en 1399 Jaume occupait la 5e place,
la 6e en 1680 puisque Vicent qui occupait la 8e
en 1399 passe au 1er rang en 1680.
Plus récemment et pour revenir à la Catalogne, nous savons qu’à Puigcerda
en 1717 Jaume occupait la 7e place avec treize occurences sur
un total de 379 précédé de Francesc avec trente-cinq, Josep avec trente-quatre,
Joan avec vingt-quatre, Rafel avec dix-sept, Pere avec quinze et Domènec
avec quatorze. A Vidreres (la Selva) entre 1866 et 1926 Jaume
figure à la 7e place précédé de Josep, Pere, Joan, Francesc,
Joaquim et Narcis. Et à Port de la Selva (alt Empordà) en
1898 Jaume figure à la 4e place précédé de Josep, Pere, Joan
et aussi à la 4e place en 1936 précédé des mêmes prénoms.
Dans les dernières décennies et comme conséquence de l’introduction de nouveaux
prénoms dans l’onomastique des personnes, la fréquence de Jaume tend à diminuer.
Selon les informations partielles dont nous disposons maintenant, je crois
que nous pouvons expliquer d’emblée ces transformations modernes d’abord par
l’appauvrissement de l’onomastique traditionnelle, ce que traduit bien le
proverbe populaire : « Des Jean et des ânes, il y en a dans toutes
les maisons » et aussi par l’introduction de nouvelles modes comme conséquence
des changements culturels et sociaux récents. Ainsi, à Barcelone selon une
étude faite sur un échantillon de la population barcelonnaise entre 1979 et
1982, Jaume apparaît au 23e rang et dans la même cité
entre 1981 et 1982 le prénom Jaume n’apparaît pas parmi les dix-sept premiers
prénoms les plus fréquents du total des prénoms enregistrés dans le district
de Ciutat Vella et seulement au 16e rang dans le district de Sarrià-Saint-Gervasi.
La forme castillane Santiago en Catalogne
Durant le XIXe siècle est introduite dans l’onomastique catalane la forme
castillane Santiago autrefois inconnue et aujourd’hui admise avec
un caractère secondaire. Nous ne disposons pas d’informations sur les
causes de la pénétration du prénom de Santiago ni de son extension dans
le domaine catalan, qui dans tous les cas n’est pas parvenu à remplacer
et de loin la forme traditionnelle Jaume, mais je crois qu’il doit répondre
à une mode que l’on peut lier à la castillanisation impulsée par le libéralisme
espagnol, de caractère centraliste durant le XIXe siècle qui comporte
la castillanisation totale des prénoms dans les registres paroissiaux
et le registre civile créé en 1870. Rappelons dans ce sens que saint Jacques,
principalement à travers l’évocation castillane de Santiago est considéré
comme le patron de l’Espagne. Il existe aussi en catalan le prénom castillan
Didac, décalqué de la forme latine Didacus par laquelle on a coutume
de traduire le prénom castillan Diego (provenant de Santiago avec
aphérèse) et qui semble influencée par le grec Didachos = instruit.
Des dérivés
De tout temps Jaume a été essentiellement un nom de baptême essentiellement
masculin. Même si l’onomastique féminine n’a pas été aussi bien étudiée que
la masculine… En fait, l’apparition du corrélatif Jaumina (ou Jalmina)
est exceptionnelle de telle manière qu’avec les informations dont nous disposons
maintenant nous ne connaissons d’autres manifestations que celles que nous
avons données sur l’Andorre correspondant au XVIe siècle. Cette forme féminine
est un dérivé du masculin avec le suffixe –in (a) qui indique appartenance
ou relation.
Quant aux diminutifs de Jaume, de caractère hipochoristique, la forme la
plus générale est Jaumet formé par application du suffixe diminutif
catalan –et ; Moins courante est la forme Jaumot qui existe
mais comme nom de famille car le suffixe-ot a un caractère augmentatif
ou péroratif. Le diminutif archaïque Jaumelle est seulement conservé
comme nom de famille. D’autres dérivés sont les doubles diminutifs Jaumentic,
Jaumeto et la forme réductrice Met. De Santiago,
et avec un caractère hipochoristique existe la forme réduite Tiago
à laquelle éventuellement on peut appliquer le suffixe –et Tiaguet
et on connaît aussi la contraction d’origine castillane Santi.
Comme nom de famille ou nom de lignage, Jaume est vivant, particulièrement
à Mallorque et à Valence selon Moll qui enregistre tel quel Anjaume
(= En Jaume, avec l’article personnel catalan agglutiné), les dérivés Jaumelle
et Jaumot et les composés agglutinés Jaumandreu (Jaume Andreu),
Jaumejoan (Jaume Joan), Jaumepere (Jauem Pere), Guimjaume
(Guim contraction de Guillem Jaume). Provenant du français existent les noms
de famille suivants : Jacomet (fr. dial. Jacquème), Jamet
(réduction de Jacomet), Jacques, Jacotot (dérivé hipochoristique de
Jacques)).. A Valence existe depuis longtemps le nom de famille
Diago d’origine aragonaise ou castillane, parallèle au prénom Diego.
Dérivés de Jaume nous avons aussi les noms communs : jaumisme
= parti favorable au prétendant Jaume de Bourbon, jaumista et jaumi
= partisan qui adopte les thèses du jaumisme.
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