Sur la route du Puy, les pèlerins d’aujourd’hui
sont très sensibles à la beauté des monts d’Aubrac,
ce petit bloc volcanique très ancien, bien raboté en une
haute pelouse désolée à peine ponctuée de
buttes. Tout y est usé, même les quelques lacs qui
se comblent peu à peu, lacs de Bord ou de Saint-Andéol.
L'hiver,
toujours précoce, est rude.
Une voie romaine menait de l’Allemagne
et la Suisse, via Lyon, vers les soleils d’Espagne. Elle court
sur la ligne de crête qui sépare les eaux du bassin du
Lot de celles coulant vers la Truyère. Une route encore aujourd'hui
difficile en hiver. Une voie menait vers Saint-Gilles du Gard. Dans
les villages, Nasbinals, Marchastel, Saint-Chély-d’Aubrac
ou Laguiole se disent des légendes effrayantes de voyageurs égarés,
transis de froid ou trucidés par quelque bandit ou par la «
bête du Gévaudan ».
Au milieu de cette immensité, est un hâvre pour les voyageurs
dont la masse encore imposante impose le respect mais rassure celui qui
enfin l'aperçoit dans le brouillard.
Plusieurs récits font état de la fondation de l'hôpital-dômerie
d'Aubrac, en 1120, par un noble pèlerin de Compostelle nommé
Adalard, vicomte de Flandre. On comprendra tout de suite quelle part est
faite au légendaire lorsqu’on sait que le premier texte à
en faire état est postérieur de deux siècles aux
prétendus événements… Dès le Moyen Age,
on est sensible aux contes qui se transforment au fil des longues soirées
d’hiver, pendant que siffle la bise autour des noirs châteaux
d’Auvergne.
Voici donc ce qui se raconte au XIVe siècle :
Adalard, revenant de Compostelle avec sa
suite de trente chevaliers, traversait l'Aubrac au crépuscule
et cherchait sans doute un abri pour la nuit lorsqu'il avisa une
grotte, cachée
au plus profond des bois. Mais là, horreur ! les pèlerins
y trouvèrent vingt à trente têtes de voyageurs assassinés.
Ce ne pouvait être que des pèlerins de Compostelle ! Le
Christ apparut alors et demanda à Adalard de fonder un hôpital
en cet endroit dangereux. Adalard acheva son pèlerinage et
revint, seul, obéir à l'ordre divin.
... Cette habitation est un lieu d’horreur et de vaste
solitude*, terrible, désert, ténébreux et inhabitable,
où ne croît aucun fruit, et où on ne trouve aucune
nourriture pour l’homme dans un rayon de 2 ou 3 lieues, et où sont
les limites des trois évêchés de Rodez, Mende et Clermont.
Ce lieu, on le nomme Albrac.
Alard, ce très heureux serviteur de Dieu, commença à y
bâtir une église et un hôpital en l’honneur de
Jésus Christ et de la glorieuse Marie toujours vierge pour y recevoir,
ramasser et conforter les pauvres et les infirmes, les aveugles, les
faibles, les boiteux,
les sourds et muets et tous les pèlerins qui passaient sur ces montagnes
pour aller visiter les églises de Sainte-Marie de Rocamadour, de
Saint-Jacques, de Saint-Sauveur d’Oviedo, de Saint-Dominique d’Estremadoure
et de nombreux autres sanctuaires, ainsi que ceux qui iront visiter le
Sépulcre de Notre Seigneur. Et non seulement toutes ces personnes
mais encore plusieurs autres… qui sont reçues avec bonté,
pour Dieu, dans la maison du saint hôpital d’Albrac et qui,
reçues,
sont visitées et servies honorablement et abondamment dans leurs
besoins et demandes par les frères et sœurs selon les facultés
de la maison naissant…
Retournons donc à ce que le fondateur susdit, Alard, a exécuté avec
une si grande miséricorde. Il a établi un ordre et une règle
: que tous les frères et sœurs du susdit hôpital obéissent
au Ministre Majeur, qu’ils vivent avec chasteté et pauvreté et
sans murmure. Et récitent entièrement et dévotement
toutes les heures canoniales pendant le jour et pendant la nuit... Et qu’ils
ne fassent à aucun ce qu’ils ne veulent pas qu’on leur
fasse, mais qu’ils veuillent accomplir selon leur pouvoir, pour l’amour
de Dieu et du prochain, tout ce qu’ils leur demanderont d’avantageux à leur
salut. Et si par hasard quelqu’un l’ignorant pèche en
quelque chose, qu’il soit pleinement puni de son ignorance, par une
pénitence particulière et imposée par sentence.
De plus il a été ordonné que le Ministre Majeur de
la maison serve le premier tous les pauvres et les pèlerins, et
qu’il leur présente de l’eau pour laver les mains, et
qu’il les serve. Ensuite que tous les frères et sœurs
servent les susdits dans tout ce qui est convenable et dans tout ce qu’il
faut. D’abord les frères leur donnant avec joie d’abondantes
nourritures et les meilleures que la maison peut avoir. Ensuite que les
sœurs qui sont plus de 30 dans l’hôpital, toutes d’une
naissance très noble, excepté celles qui sont de basse extraction,
qui doivent préparer les lits propres, et leur laver les pieds avec
de l’eau chaude, et les essuyer avec des linges, et les baiser comme
membres du Christ, et même faire sécher au feu leurs habits,
et laver ceux qui sont de lin, ainsi que leur linge. Et qu’ainsi
certainement les frères et les sœurs les servent bien volontiers
avec un grand empressement, les considérant comme leurs seigneurs
et les plus qualifiés de la maison, pour lesquels elle a été fondée
dans le diocèse de Rodez, dont l’évêque a confirmé à perpétuité la
susdite règle…
Arch. dép. Aveyron, G. 406, n° 9 et 11,
copies XVIIe siècle
d’un vidimus fait par l’official de Rodez en 1324 d’une
bulle d’Honorius III (21 mai 1216 portant confirmation
d’une bulle d’Innocent III (avril 1216) à Me Etienne,
le second successeur d’Alard,
ed
. J.L. Rigal et P.A. Verlaguet, Documents
sur l’ancien hôpital
d’Aubrac, Rodez, 1913-1917, t.I doc. 17 p.24 et svtes.
*lieu d’horreur et de vaste solitude in loco horriris et vastaea solutidinis citation
qui fut vraisemblablement tirée du « Cantique
de Moïse » dans Deutéronome (32, 10) que Chouraqui traduit par « sur
terre au désert, dans le tohu où geint
la désolation » (tohu étant « la solitude du désert » venu peut-être, avec bohu,
dit-il, du nom de divinités du chaos initial). Une autre traduction du même
passage donne « contrée déserte, dans une solitude aux effroyables hurlements »,
une autre encore « une terre déserte, dans le chaos, les hurlements des terres
sauvages ». Cette citation fut vraisemblablement gravée lors des grands travaux
du XVe siècle.
Autres versions de la légende
Plus tard, une autre version est représentée sur une tapisserie
du XVIIe siècle tendue dans l'église : Adalard avait fait
son vœu en partant à Compostelle mais l'avait oublié.
Au retour, alors qu'il re-traversait l’Aubrac, il fut rappelé
à l’ordre par le Christ qui fit tomber sa mule dans la neige
épaisse.
Selon une autre version du XIXe siècle, Adalard est
attaqué par des bandits sur le chemin de l'aller. Il fait le vœu,
s’il leur échappait, de fonder en ces lieux un asile pour
y recevoir et escorter les pèlerins. Au retour, il fonde l'hôpital
géré par des prêtres, servi par des frères,
des sœurs et des oblats et gardé par douze chevaliers chargés
en outre d'escorter les pèlerins. Et il resta là jusqu'à
la fin de ses jours.
Quelle part faire à l’histoire dans
tous ces récits ? Plusieurs historiens auvergnats et flamands
ont cherché à identifier Adalard. En vain…
Mais
il est en revanche parfaitement exact que cette dômerie fut fondée
tout là-haut, aux environs de 1120, et que le premier dom se
nommait Adalard. Le lieu fut donné à l’abbaye de
Conques, du diocèse de Rodez. Si l’une des fonctions de
l'hôpital
fut effectivement d’accueillir les voyageurs et les pèlerins,
elle ne justifiait pas à elle seule un établissement d'une
telle importance. Aubrac est situé à la frontière
des trois diocèses de Rodez, Mende et Saint-Flour. Ne s'agissait-il
pas plutôt de la nécessité d'affirmer une présence
forte face aux revendications sur la propriété du
lieu, telle celle des Templiers qui cherchèrent d’une
manière
tout à fait prouvée, à s'octroyer la dômerie
en 1310 ?
L’imaginaire chevaleresque n’entre en scène qu’à
partir des années 1430. A ce moment seulement sont signalés
des chevaliers présents aux côtés des frères.
Leur fonction d’assistance est signalée seulement en 1470.
A cette date, dom Jean d’Estaing rappelle que le nombre des
frères
est limité à soixante-dix «parmi lesquels quatre
chevaliers pour la garde et la défense de l’hôpital
et de la solitude qui l’environne, contre les assassins et les
voleurs, et pour escorter les voyageurs et les pèlerins à travers
les bois et les lieux déserts des montagnes d’Aubrac».
Il ne s’agit
donc pas de douze chevaliers, mais seulement de quatre, chargés
avant tout de défendre cette importante dômerie dont les
richesses attirent les bandits bien plus que celles des voyageurs imprudents.
Le récit d'un pèlerin du XVIe siècle
Bartolomeo Fontana, pèlerin italien rentrant de Compostelle,
passe à Aubrac le 25 novembre 1539. Il raconte ses frayeurs et son imprudence,
preuve que, hier comme aujourd’hui, les pèlerins commettent parfois
des imprudences qui peuvent leur être fatales, sous le prétexte que
le fait de voyager leur a conféré des dons supérieurs à ceux des pauvres
autochtones immobiles.
«nous partîmes d'Espalion accompagnés de la
bise, un vent si cruel que quand il souffle, personne n'ose passer ces
grandes montagnes. Nous ne fîmes pas attention à cela et nous partîmes
mais nous avons failli mourir : nous sommes devenus tout noirs comme des
charbons éteints. Au sommet de la montagne, il y a une hôtellerie tenues
par de très riches moines. Nous y sommes restés trois jours, jusqu'à ce
que cesse ce vent qui a frappé et tué plus d'un voyageur»
voir le texte de Bartolomeo Fontana
La Révolution a tout brisé, et le village d’Aubrac s’est construit
avec les débris des bâtiments. Il reste une grande tour, la vieille église devenue
paroissiale et la grandeur du site.
Aujourd'hui ces lieux sont traversés par
le fameux GR 65 tracé en 1970, LE "Saint-Jacques", premier des
sentiers de Grande Randonnée
de la FFRP à porter ce nom. Les marcheurs et pèlerins n'y courent
plus les mêmes risques mais beaucoup sont ceux qui ont de la peine
à avouer qu'ils l'ont abandonné au profit de la route un
jour de pluie où il était difficilement praticable,
même
en été. Bucolique à souhait, traversant des paysages
somptueux il demande du temps car son parcours n'est pas le plus direct,
il exige un certain entrainement, mieux vaut être un randonneur
confirmé car les pentes sont parfois rudes et les enclos pas
toujours faciles à escalader ... il demande parfois d'être
expert en élevage (savoir reconnaître une vache d’un
taureau, savoir qu’il faut toujours se méfier d’un
troupeau, savoir qu’il faut toujours longer les clôtures
et garder le silence, savoir que les vaches ne sont inoffensives que
sur les images,
etc, etc). Mais sa magie draîne chaque année des milliers
de pèlerins qui le plus souvent ne le font que comme première
partie d'un pèlerinage qui prendra plusieurs années pour
les conduire à Compostelle ... quand ils ne se contentent pas
de
"faire Compostelle du Puy à Conques".
Denise Péricard-Méa voir
des images de la Dômerie au XIXe siècle |