Connaître saint Jacques - Comprendre Compostelle
page établie en mars 2003
Accueil mise à jour le 26 septembre, 2006 Corps, reliques et sanctuaires de saint Jacques survol du site Page précédente
 

Les reliques, vues par un moine du XIIe siècle

Au début du XIIe siècle, le moine Guibert de Nogent (né en 1053) fut d’abord moine à Saint-Germer-de-Fly (Oise) puis moine de Nogent-sous-Coucy (Aisne) de 1104 à 1125. Doté d’une solide instruction, il a beaucoup écrit en particulier un récit de sa vie. Dans son Traité des reliques, il critique vivement le culte des reliques tel qu’il est pratiqué à son époque. Il n’est pas hérétique, son ouvrage n’est pas condamné (il n’est pas destiné à sortir des monastères), ce qui prouve que son raisonnement est parfaitement admissible et que l’Eglise n’est pas dupe.
En 1896, Abel Lefranc* analyse cette œuvre qu’il replace dans son contexte, dans un article qui n’a pas vieilli. Il tend à prouver que nos ancêtres du Moyen Age n’étaient pas plus crédules que nous, tout en soulignant que la piété populaire a besoin de merveilleux, ce fameux « rêve » auquel s’accrochent aujourd’hui tant de pèlerins de Compostelle.
Si Guibert détruit un certain nombre de croyances, il n’oublie pas d’affirmer « que ceux qui vénèrent de bonne foi les reliques d'un saint pour celles d'un autre ne pèchent point, et que la prière adressée à une âme donnée à tort comme sainte est susceptible d'être agréée de Dieu, pourvu qu'elle parte d'un cœur simple et fervent. »
Des reliquaires ont disparu en quantités impressionnantes, surtout au moment des guerres de Religion et à la Révolution. Ceux qui subsistent, souvent privés de leurs reliques, ont perdu toute signification en entrant dans des musées. D’autres, plus modestes, ont été remisés trop vite dans la poussière des placards de sacristie. Ce sont souvent ceux qui ont été refaits au XIXe siècle pour combler la piété populaire lassée de tant de destructions et toujours aussi avide de merveilleux. Toutes les reliques survivantes méritent d’être remises en honneur. Tout comme au XIIe siècle, elles sont un support à la prière et sont, par les fêtes qu’elles occasionnent, un ciment des communautés paroissiales, même si nos esprits rationalistes savent bien qu’elles sont toutes fausses.
* Etudes d’histoire du Moyen Age dédiées à Gabriel Monod, reprints Genève 1975, p. 196-306

Le troisième livre du De Vita a été composé vers 1115, selon les plus grandes vraisemblances. Le De pignoribus dut suivre à peu d'années près. L'occasion de la composition de ce mémorable traité fut la prétention qu'avaient émise les religieux de Saint-Médard de Soissons, abbaye proche de celle de Nogent, de posséder une dent du Christ.

Faut-il supposer qu'en s'attaquant à cette relique l'auteur obéissait à une de ces sourdes rivalités monacales telles qu'en amenèrent, en plus d'un cas, le voisinage et l'opposition des intérêts ? Je ne le crois pas. Rien n'indique que les deux abbayes aient jamais vécu en mauvais termes, et Guibert, qui, d'ailleurs, fut personnellement lié avec un abbé de Saint-Médard, n'était pas homme à faire servir ses écrits à des rancunes particulières. Évidemment, il n'y eut, dans son entreprise, d'autre mobile qu'une question de principes. Une prétention aussi absurde allait à l'encontre de ses convictions les plus chères, et nous avons vu que, depuis la publication des Gesta, sa doctrine en pareille matière n'était plus un mystère pour personne.

Mais un autre problème plus important se pose. En composant une œuvre qui s'écartait si profondément des tendances régnantes, l'auteur a-t-il obéi à une influence littéraire ou philosophique déterminée? La solution peut être donnée avec certitude. Une autorité a sûrement contribué à lui procurer, si je puis dire, l'assurance nécessaire pour aller à l'encontre de tant de pratiques superstitieuses et des puissants intérêts matériels qui s'y rattachaient. Cette autorité n'est autre que saint Augustin qui, coïncidence vraiment singulière, fournira aussi plus tard à Calvin non seulement le point de départ de son Traité des Reliques, mais encore toute une série de textes cités avec complaisance par le Réformateur genevois, heureux d'en étayer ses arguments. C'est dans ses ouvrages intitulés : De opere monachorum, De sermone Domini ut monte. Contra Adimantium, De vera religione, etc., que saint Augustin a abordé ce sujet, en formulant sur le culte des reliques et leurs translations des critiques assez nombreuses, encore que trop timides. Il déclare, en effet, dans la Cité de Dieu (xxn, 13) qu'il n'ose parler librement sur plusieurs abus de cette nature, de peur de donner occasion de scandale à des personnes pieuses ou à des brouillons[1].

Le rapprochement des noms de Guibert et de saint Augustin n'est pas fait pour surprendre. Nous savons par l'ensemble des œuvres de l'auteur du De pignoribus qu'il avait fait une étude particulière de l'évêque d'Hippone, vers lequel il s'était de bonne heure senti attirer. La lecture du De vita suffirait à prouver qu'il a poussé cette admiration si loin qu'il en est arrivé à s'inspirer trop directement du grand docteur dans le récit des événements de sa propre existence. Quoi qu'il en soit, l'empreinte d'Augustin est sensible dans le traité qui nous occupe. Si l'on n'y trouve explicitement cités que deux textes empruntés à ses ouvrages, on devine aisément en d'autres endroits l'influencede certaines de ses idées, notamment en ce qui touche les translations. Guibert avait été conduit vers ce maître de la philosophie chrétienne par l'homme illustre dont il s'honorait d'être l'ami, Anselme de Cantorbéry[2], qui était lui-même, on le sait, le disciple par excellence de saint Augustin, auquel il avait dû l'éveil de la plus grande de ses pensées. Disons, à ce propos, que l'action d'un penseur aussi remarquable, sincèrement épris de rationalisme, a dû être profonde sur l'esprit de Guibert, en contribuant à lui donner le goût des idées élevées et de la réflexion indépendante. En réalité, l'œuvre propre de notre écrivain a surtout consisté à appliquer aux choses de la vie pratique, à celles du culte et aux faits de l'histoire, les principes de liberté que ses contemporains, un Bérenger de Tours, un Roscelin, un saint Anselme, un Abélard[3], s'efforçaient de développer dans le domaine de la philosophie.

Mais, si son action a pu être inspirée ou facilitée, dans une certaine mesure, par des ouvrages antérieurs ou contemporains, l'originalité de sa tentative n'en reste pas moins entière. Il est le premier qui, sur les questions du culte des saints et de leurs reliques, ait essayé d'exposer une vue d'ensemble, systématique et rationnelle, autant que le permettait l'état des connaissances, et il est allé, sur ce point, bien au delà de saint Augustin lui-même, qui n'a été pour lui qu'un lointain initiateur et aussi peut-être une sauvegarde éventuelle.   

Le De pignoribus est dédié à Eudes, abbé de Saint-Symphorien, près de Beauvais, qui devint plus tard évêque de cette ville et que l'auteur avait probablement connu pendant son séjour au monastère de Saint-Germer de Flaix. La dédicace raconte les origines de l'ouvrage. En voulant seulement étudier les divers problèmes qui se posaient à propos de la dent du Christ de ses voisins de Saint-Médard de Soissons, Guibert s'est trouvé entraîné beaucoup plus loin qu'il ne le prévoyait. Il s'excuse de n'aborder le véritable sujet de son travail que dans le IIIe livre, mais les considérations qui occupent les deux premiers livres étaient, à ses yeux, indispensables. C'est aussi l'avis du critique moderne. Il répond ensuite à un certain nombre de critiques et d'observations qui lui avaient été adressées par ses premiers lecteurs, ce que l'apparition de l’œuvre n'alla point sans provoquer les commentaires. Le Ier livre a un caractère tout a fait général ; il apparaît même comme le plus important du traité. Guibert n'a rien écrit de plus intelligent ni de plus hardi. C'est là qu'il faut chercher sa profession en matière de critique historique. Habilement, il débute par une affirmation qui place tout de suite la question soulevée par la prétention des moines de Saint-Médard sur un terrain des plus favorable à la thèse négative qu'il va soutenir. « S'il est mal de se tromper sur les conditionsde la résurrection générale des hommes combien n'est-il pas plus criminel de supposer que quelque partie de son corps ait pu manquer au Maître de toutes les créatures, lors de sa résurrection ! ». Et l’argumentation se poursuit alerte, incisive, rappelant à s’y tromper la dialectique dont Calvin usera plus tard en pareille matière : « Puisque toute l'espérance des mortels repose, en ce qui concerne la résurrection, sur l'exemple donné par Jésus-Christ, il est hors de doute que les conséquences de la promesse divine se trouveront nécessairement confirmées si l'on constate chez l'auteur même de la promesse soit quelque défaillance dans sa puissance d'action, soit quelque lacune dans la réalisation des choses promises. Car, lorsque celui qui promet ne tient pas ce qu'il avait annoncé, ou bien il est accusé de tromperie, ou bien il prouve que sa puissance est inférieure à celle qu il devait manifester et par laquelle il devait affirmer sa supériorité. Donc, qu’on ose retrancher quelque chose à Dieu en diminuant sa puissance, ou qu'on l’accuse d'infidélité dans l'accomplissement de ses promesses : il y a deux alternatives également horribles à concevoir et que personne n’oserait affronter sans des intentions blasphématoires. La raison ne saurait imaginer, en effet, quelque chose de plus impie et qui insulte davantage à la croyance universelle ».

Tel est le raisonnement de forme syllogistique, présenté en une langue nerveuse et précise et dont la traduction ne peut qu’affaiblir le relief par lequel débute notre traité, en montrant que l’existence d'une clique du corps du Christ est en contradiction avec le dogme de sa résurrection. Guibert se hâte d'en déduire des conséquences assez transparentes. Comment admettre, selon lui, que dans l’intérêt étroit d’églises particulières, des atteintes aussi graves, telles que celles qui résultent fatalement de semblables inventions aient été portée à la foi chrétienne? Cela revient à couvrir la main de lourds ornements d’or, au risque de paralyser par leur poids l'action de tout le reste du corps.

Quel inutile accroissement de beauté que celui qui donne plus d'éclat à une seule partie et compromet l'existence de l'ensemble ! Assurément, la diversité des coutumes des églises, et au point de vue des pratiques du culte, ne compromet nullement l'intégrité de la foi catholique. Il y a des conditions essentielles, telles que le baptême et l'eucharistie, sans lesquelles un homme ne saurait être considéré comme chrétien. Mais on peut également admettre qu'il suffit de la foi, à défaut de tout autre élément, pour obtenir le salut. A plus forte raison existe-t-il beaucoup d'actes religieux qui ne sont pas absolument indispensables pour réussir à être sauvé. On peut très bien mener une vie irréprochable et s'abstenir de ces pratiques. Tout ce qui se rattache aux corps des saints et aux objets qui ont été à leur usage rentre précisément dans cette catégorie. Ce culte est d'un caractère d'autant plus facultatif qu'il n'offre le plus souvent que des garanties tout à fait illusoires. Les questions d'authenticité laissent place à toute sorte de réserves. Ce n'est pas la croyance populaire, mais l'antiquité de la tradition ou le témoignage d'écrivains véridiques qui devrait décider de la sainteté d'un personnage. Quelle garantie y a-t-il lorsque le culte ne repose sur aucun souvenir sérieux, ni sur des écrits authentiques, ni sur des miracles dûment constatés ? Et encore, quand on parle de témoignages écrits, il faut s'entendre. La plupart des relations composées sur les saints sont si suspectes que leur mémoire en peut être plutôt salie que glorifiée chez les infidèles. « Même quand elles racontent des choses vraies, elles sont rédigées en un style si grossier, si vulgaire, si terre à terre, et avec si peu d'ordre, que là où elles ne le sont justement pas, elles font encore l'effet d'être fausses. » Et le réquisitoire continue plus vif et plus hardi. L'auteur fait observer que même pour ce qui concerne une partie des apôtres, leur vie apparaît entourée d'une si grande obscurité qu'elle prête aux inventions les plus fantaisistes. Combien cette incertitude ne doit-elle pas être plus marquée pour des saints moins importants! Il expose alors — et c'est là un des passages instructifs par excellence du livre, — comment les légendes hagiographiques naissent et se développent. Nous avons ici ce qu'on peut appeler la psychologie du groupe des saints inconnus, c'est-à-dire de ceux dont on est condamné à ignorer toujours les commencements, la carrière et la mort même. Le rôle de l'élément populaire dans ce domaine est indiqué avec une extrême justesse. Plusieurs histoires curieuses viennent à l'appui de ces réflexions, celle-ci par exemple. Un certain abbé est honoré sous le nom de saint Pyron. Guibert, intrigué, cherche à se rendre compte des origines de son culte. Il découvre qu'il a atteint le comble de la sainteté : le pieux abbé pris de boisson est tombé dans un puits et s'y est noyé.

Ces exemples cités, l'auteur demande avec raison qu'on s'inquiète, avant de proposer un mort à la vénération des fidèles, de savoir s'il a été bon ou mauvais durant sa vie. Avant de prier un saint, il importe de ne pas avoir de doute sur la réalité de sa sainteté. Les prêtres ont tort de ne pas chercher à arrêter les abus auxquels se laisse aller le vulgaire sur ce point. Elever sans cause un homme au rang de bienheureux, c'est le parer de titres faux et sacrilèges. Le devoir de régulariser le culte des saints devrait appartenir exclusivement aux prélats[4]. Les prodiges extérieurs ne suffisent pas à établir la sainteté. Guibert a vu de ses yeux le roi Louis VI, qui certes ne prétendait pas à cette dernière, guérir les écrouelles. Il y a des gens qui servent d'instruments aux miracles, sans que ce rôle ait aucune signification au pointde vue de leurs mérites propres. Les actes authentiques des saints servent à la gloire de Dieu, pendant que les faux ne font qu'y porter atteinte. Qu'y a-t-il de moins édifiant que l'histoire dont l'abbé de Nogent certifie avoir été témoin ? Un enfant, fils d'un chevalier du Beauvaisis et parent d'un personnage ecclésiastique très en vue, vient à mourir un vendredi saint. Le bruit de sa sainteté se répand, sans doute en raison du caractère sacré du jour de sa mort. Aussitôt les paysans des environs, toujours amis des nouveautés, s'empressent d'apporter des offrandes et des cierges à son tombeau. On lui élève un monument, bientôt entouré lui-même de constructions, et les pèlerins d'y affluer en foules considérables depuis les confins de. l'Angleterre. L'abbé du monastère de la région, homme des plus sages, assistait avec ses moines à toutes ces impostures, et, incapable de résister à la séduction des nombreux présents que ce culte valait à son couvent, il allait jusqu'à laisser s'accomplir de prétendus miracles sans aucune réalité, infecta miracula[5].

A la suite de ce récit, Guibert est amené à nous faire sur ce chapitre délicat sa propre confession, et avec quelle spirituelle bonhomie! Après avoir insisté sur le côté charlatanesque des tournées de reliques, il nous conte comment un jour il lui arriva d'assister à la harangue, il vaudrait mieux traduire : au boniment — fait par le chef d'un de ces cortèges de quêteurs. L'homme montrait la châsse remplie de reliques insignes : « Sachez, s'écriait-il, sachez que dans cette petite boîte est renfermé un morceau du pain que notre Sauveur a broyé — masticavit —de ses propres dents. Et si vous hésitez à me croire, voilà un éminent personnage (c'est de moi qu'il parlait, dit Guibert), dont vous connaissez tous la vaste science, qui pourra confirmer mon dire, s'il en est besoin. » — J'ai rougi, avoue notre auteur en entendant ces paroles, intimidé surtout par la présence de tous ces gens que je savais disposés à défendre le fourbe. Je me suis tu, plus pour éviter les invectives des assistants que par crainte de l'orateur lui-même, que j'aurais dû sur-le-champ dénoncer comme faussaire. Que dirai-je ? Ni les moines, ni les clercs ne s'abstiennent de ces honteux trafics, au point de faire, en ma présence et sans que j'aie le courage de m'y opposer, des déclarations hérétiques touchant notre foi. C'est le cas de répéter le mot de Boèce : Jure insanus judicarer, si contra insanos altercarer. Ici comme ailleurs, l'abbé de Nogent ne laisse échapper aucune occasion de dénoncer, comme elles le méritent, les superstitions populaires (V. aussi l. III, ch. I).

Il aborde avec le chapitre III l'étude des caractères de la vraie sainteté. A ses yeux, prier à l'aventure un prétendu saint, dont on ne sait rien, sauf le nom, constitue un véritable péché. La plus grande circonspection doit donc présider à la rédaction des compositions hagiographiques. Quoi de plus illogique que de voit entreprendre pour la première fois, à l'époque actuelle, des biographies de saints pour lesquels on revendique, d'autre part, la plus haute antiquité? On a souvent demandé à l'auteur d'en écrire de semblables. « Mais, dit-il, si je me trompe dans les choses mêmes que j'ai vues de mes yeux, que pourrai-je dire de véridique sur celles que personne n'a jamais vues ? » Parole profonde, s'il en fut, qui seule suffirait à assigner une place éminente à celui qui a osé la prononcer, en un temps où la vérité qu'elle exprime n'avait jamais été davantage méconnue et méprisée[6]'. Et Guibert continue en se moquant plaisamment de ses solliciteurs. Ces fraudes d'ordre littéraire le ramènent à la question des reliques incontestablement fausses et que cependant la foi admet avec certitude. Trois exemples serventde commentaire à ses observations générales : d'abord le prétendu crâne de saint Jean-Baptiste que les villes d'Angers et de Constantinople prétendent posséder toutes les deux, ce qui suppose que la fraude et le mensonge sont au moins d'un côté ; ensuite l'histoire de la découverte supposée du corps de S. Firmin à Amiens, faite par S. Geoffroy, à qui notre abbé avait succédé à la tête de l'abbaye de Nogent. Nulle part peut-être Guibert ne s'est montré critique plus perspicace, et les érudits modernes qui se sont occupés de la question sont loin de l'égaler sous le rapport de l'indépendance du jugement[7] '. En dernier lieu, le récit de l'amusante confusion commise à propos de la prétendue invention de S. Exupère.

Je signalerai seulement au passage les développements si justes consacrés aux deux thèses chères à l'auteur, dans lesquels il combat l'usage des châsses et des reliquaires d'or et d'argent, en même temps que les exhumations et les translations de corps saints ou réputés tels. Il s'élève dans ces pages à une hauteur de vues vraiment remarquable ; on y constate à quel point sa pensée avait mûri, combien ses idées s'étaient affermies et précisées, depuis le temps où il lançait ses premières attaques contre ces usages abusifs.

Craignant sans doute d'avoir contristé quelques âmes pieuses, l'auteur termine son premier livre sur plusieurs assurances consolantes. Il expose que ceux qui vénèrent de bonne foi les reliques d'un saint pour celles d'un autre, ne pèchent point, et que la prière adressée à une âme donnée à tort comme sainte est susceptible d'être agréée de Dieu, pourvu qu'elle parte d'un cœur simple et fervent.

Avec ce livre se termine la partie générale du traité. Je me bornerai à indiquer-en quelques mots la substance des trois autres livres, non moins attrayants à leur manière, mais d'une portée plus spéciale. Le second traite du corps véritable du Christ et de celui qui se manifeste dans le sacrement de l'autel. La démonstration commencée dans ce livre (ch. i et 11) et continuée au livre suivant (ch. i et ni § 4), à l'aide de laquelle Guibert prouve que le Christ n'a pu laisser sur la terre aucun fragment de son corps, pas plus une dent que telles autres reliques qu'il vaut mieux nommer en latin[8], est un chef-d'œuvre de dialectique. Avec quel sens de la réalité il remarque, par exemple, que les contemporains de Jésus, surtout pendant ses années de jeunesse, n'ont jamais pu se préoccuper de conserver quoi que ce soit d'un personnage dont ils ignoraient le caractère et qui n'était à leurs yeux rien de plus que tout autre de leurs concitoyens. Chemin faisant, que de données curieuses sur les ravages de la simonie (ch. m §6), sur l'indignité de trop nombreux prêtres et évêques et sur les conséquences de ce relâchement (ch. ni, § 4). Mais c'est surtout dans le IIIe livre, où les questions spécialement relatives à l'existence de la dent sont examinées et résolues, que l'éloquent moine a déployé sa verve la plus puissante. Il y a là des traits d'ironie dignes tout ensemble de Rabelais, de Calvin et de Voltaire. Les objections des religieux de Saint-Médard, traités durement de faussaires (ch. i, § 3), les miracles prétendus qu'ils allèguent, leurs calculs avides et ceux de leurs pareils : tout cela est réduit à néant ou dévoilé avec une logique supérieure. On peut y voir la digne conclusion du traité, puisque le IVe livre, De interiori mundo, a un but plutôt mystique et théologique. L'abbé de Nogent traite dans ces pages de questions relatives aux visions et aux apparitions. « II enseigne que le monde intérieur n'ayant rien qui frappe le sens, l'imagination ne peut se représenter l'état de ce monde et qu'il n'y a que la force de l'entendement qui puisse y atteindre. Les visions et les apparitions dont il est parlé dans les livres de l'Ecriture Sainte étaient seulement des signes et des figures sous lesquels Dieu apparaissait aux prophètes[9] » II en est de même des visions décrites par S. Jean dans l'Apocalypse. Ce livre doit, dans la pensée de l'auteur, opposer les choses dumonde spirituel, la contemplation divine, l'idéale perfection, aux superstitions grossières nettement matérialistes, qu'il s'est chargé de mettre à nu. C'est, si l'on veut, la partie positive d'édification après la critique destructive des abus du culte.

Tel est cet ouvrage d'une probité parfaite et d'une nouveauté si haute, où, par une précieuse rencontre, le talent de l'écrivain va de pair avec l'originalité de ses idées. Le cri d'alarme qu'il a poussé avec tant de loyauté ne semble pas avoir été entendu de son siècle, encore que l'Église ait accepté plus tard, par la force des choses, quelques-unes des réformes qu'il proposait. Mais, comme il arrive pour chaque effort réalisé dans l'intérêt de la vérité, sa tentative n'a pas été stérile.

Elle a contribué, pour sa part, à l'œuvre de régénération qui a sauvegardé et purifié le sentiment religieux, compromis par les calculs les moins respectables. Cette entreprise salutaire, Wiclef l'a reprise deux siècles plus tard, en élargissant, il est vrai, le terrain de la discussion, puisqu'il attaque le culte des saints comme, rendant inutile la médiation de Jésus-Christ, mais sans élaborer aucune étude d'ensemble. Pour découvrir un ouvrage susceptible d'être rapproché de celui de Guibert, groupant comme le sien des éléments nombreux de discussion, basé sur des principes de critique sérieuse et inspiré par des préoccupations d'ordre général, il faut descendre, je le répète, jusqu'à l'époque de la Réforme, en plein XVIe siècle. Un autre Picard, le fondateur et le chef du protestantisme français, Jean Calvin, né à quelques lieues à peine de l'abbaye où vécut Guibert, a le premier donné un pendant à l'œuvre de l'auteur du De pignoribus sanctorum. Il put y ajouter naturellement des aperçus nouveaux que rendaient faciles les progrès réalisés dans l'intervalle. Mais, au fond, le point de vue est le même et souvent aussi l'argumentation se ressemble étrangement, bien qu'aucun rapport ne puisse être établi entre les deux traités, puisque celui du moine était demeuré manuscrit et qu'il n'en existait très probablement qu'un seul exemplaire. Ces deux hommes, si éloignés par le temps, se sont ainsi rencontrés sur le terrain de la critique historique, se fondant sur les mêmes invraisemblances, usant des mêmes autorités, citant les mêmes textes et les mêmes reliques ; et ce n'est pas le moindre titre de gloire de Guibert que d'avoir, plus de cinq siècles avant la Renaissance, prononcé des jugements que la puissante logique d'un Calvin n'a point dédaigné d'établir à nouveau. Il est telle plaisanterie, celle relative aux deux chefs de saint Jean-Baptiste, par exemple, qui, rapprochement singulier, se retrouve mot pour mot dans le Traité des Reliques[10] du Réformateur noyonnais, et telle autre qui rappelle à s'y tromper les plus fines méchancetés de Bayle et de Voltaire. Qu'on puisse rapprocher de tels noms celui du modeste moine picard, c'est ce qui prouve assez quelle place exceptionnelle il convient de lui assigner dans l'histoire de la pensée au moyen âge, et avec quelle sympathie l'érudit moderne doit aborder l'étude de son œuvre, qui est celle d'un ancêtre et d'un précurseur.


[1] Cf liv 1 ch Ier (col 614) , Guibert cite le De sermone Domini in Monte et le Contra Adimantium. Au ch. 4, § l, du même livre, l'auteur s'inspire vraisemblablement d'un passage le S. Augustin emprunté au De opere monachorum (ch. xxvm), passage qui a fourni a Calvin le commencement de son Traité des reliques : « Sainct Augustin, au livre qu'il a intitule « Du labeur des Moines », se complaignant d'aucuns porteurs de rogatons qui desjà de son temps perçoyent foire vilaine et deshonneste, portans ça et là des reliques des Martyrs, adjouste : voire si ce sont reliques des martyrs. » . D'Achery (note 16), cite le texte d'Augustin comme ayant pu inspirer Guibert.

[2] V. Saint Anselme de Cantorbéry par Ch. de Rémusat, éd. 8°, pp. 457, 419 et suiv. C'est également à Anselme que Guibert dut de connaître les œuvres du pape S. Grégoire, pour lesquelles il s'éprit d'une vive admiration et qui contiennent aussi quelques réflexions intéressantes sur le culte des reliques (De vita, 1, 17).

[3] Remarquons, à propos du célèbre philosophe, qu'il existe dans son œuvre des déclarations intéressantes contre les superstitions de son temps, les faux miracles, eic. (Sermo XXXI, de S. Joanne Baptista ; Opéra, éd. Ducliesne, p. 967). De tels sentiments ne sont pas surprenants chez lui.

[4] Remarquons que plusieurs conciles ont, par la suite, confirmé cette thèse de Guibert notamment le concile de Latran de 1215

[5] Les détails donnés à l'appui de cette assertion sont curieux à rapporter : Etsi in profani vulgi avans pectoribus capi potuerunt sictilia surdilates, affeciatae vesaniae. digiti studio reciprocati ad volam, vestigia contorta sub clunibus. Quid facit modestus et sapiens, qui praefert propositum sanctitatis, dum fautorem se praebelt in talibus

[6] Guibert accroît encore la portée de cette déclaration, en ajoutant ceci ; « On me priait cependant de répéter ce que j'entendais dire, de m'étendre sur les louanges d’inconnus, de les prêcher même au peuple ; si j'avais consenti à le faire, j'aurais été digne, aussi bien que ceux qui m'y poussaient, d'être flétri publiquement. » Ce passage a déjà été signalé et traduit par M. Gaston Paris dans l'édition publiée, en collaboration avec de la Vie de saint Gilles, poème du XIIe siècle. (Publication de la Société des anciens textes français, Paris, l88l, pp. XLV11-XLV111.)

[7] Cette question des reliques de S. Firmin mériterait d'être examinée à part. Nous avons, sur la découverte de ses restes par S. Geoffroy, un autre texte qui fournit d'intéressants éléments de comparaison avec celui de Guibert ; c'est la vie même de l'évêque d'Amiens, par le moine Nicolas, bénédictin de l'abbaye de Saint-Crespin-le-Grand de Soissons, rédigée vers « 140 et publiée, avec des modifications et des arrangements, que la perte du lexie original ne permet plus de contrôler, dans les Vita SS. de Surius, t. XI, p. 209-227. Cet hagiographie, crédule à l'excès, dépourvu de toute espèce de critique, a en outre, vis-à-vis de Guibert, le désavantage de n'avoir pas été le contemporain du saint dont il raconte l'histoire. Aussi son oeuvre a-t-elle au plus haut degré un caractère légendaire et suspect. A ses yeux, le corps, dont Guibert prouve par de si bonnes raisons la non-authenticité, ne peut être naturellement que celui de S. Firmin. Les hagiographes et annalistes de notre temps (l'abbé Corblet, Hagiographie du diocèse d'Amiens, II, p. 405, et l'abbé Pécheur, Annales du diocèse de Soissons, II, P. 21 3 et passim) se montrent sur ce point beaucoup moins favorables à l'égard de Guibert que ne l'a été leur devancier, d'Achery, dans sa note 12 déjà citée. Ils préfèrent manifestement le témoignage de Nicolas a celui de Guibert, dont ils critiquent les tendances sceptiques, lui reprochant « son hostile partialité » à l'égard de S. Geoffroy. Sans doute, ils sont obligés de reconnaître ailleurs que le récit du moine de Soissons fourmille, dans l'ensemble, d'invraisemblances et d'inexactitudes, mais ils n'en acceptent pas moins les données qu'il leur fournit en matière de miracles et de prodiges. Quand on voit, du reste, l'abbé Pécheur (II, 296), travailleur si bien informé, éviter de se prononcer sur l'authenticité de la sandale de la Vierge et les miracles produits par cette relique, on n'en saurait être surpris. Ce serait un travail curieux utile de comparer dans le détail les récits de Guibert et du moine Nicolas en ce qui concerne S. Geoffroy. Je regrette que le défaut de place m'interdise de l'entreprendre ici.

[8] II, i. Nec desunt alii qui umbilici superfluum quod nuper natis abscinditur, iunt qui circumcisi praeputium ipsius Domini liabeie se asserunt

[9] Hist. Litt. X, p. 492. Les Bénédictins font remarquer qu'à s'en tenir à un passage de la dédicace ( § 2) le 4e livre du De pignoribus aurait été composé avant les trois autres. Il me parait probable que Guibert l'a annexé à son ouvrage, pensant qu'il le compléterait assez heureusement et qu'il en atténuerait le caractère de polémique

[10] Le Traité des reliques, de Calvin, l'une des œuvres françaises les plus mordantes et les plus achevées du célèbre écrivain, a paru pour la première fois à Genève, en 1543, sous le titre : Advertissement très utile du grand profit qui reviendroit à la chrestienté s'il se faisoit inventaire de tous les corps saints et reliques, qui sont tant en Italie qu'en France, Allemaigne, Hespaigne et autres Royaumes et pays, par M. Jehan Calvin. — II a été souvent réédite depuis. L'édition la plus accessible, avec celle du Corpus Reformatorum, a été donnée à Genève par Fick. On trouvera dans cettee dernière (pp. 9, 12, i3, 18, 23, 26, 27, 36, 47, 54, 55, sur les chefs de S. Jcan-Bapliste, 83, etc. les passages qui traitent plus particulièrement de reliques analogues à celles qui se trouvent visées dans le De pignoribus.

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