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L'image de millions de pèlerins médiévaux se rendant à Saint-Jacques de Compostelle est classique. Pour beaucoup elle résulte de dénombrements. Il n'en est rien, elle a sa source dans les textes de la Bible appliqués à Compostelle.
Les premiers textes qui parlent de foules de pèlerins émanent tout simplement de Compostelle, du Codex Calixtinus, cet ouvrage composite rédigé au XIIe siècle et attribué au pape Calixte II. Elles y sont évoquées dans le Livre V, devenu en 1938 dans sa traduction française le Guide du pèlerin : « Tous les peuples étrangers, venus de toutes les parties du monde, accourent ici en foule ». Elles le sont dans la Chronique de Turpin, lorsque saint Jacques demande à Charlemagne de venir délivrer son tombeau et lui promet : « et après toi, tous les peuples de l’une à l’autre mer y viendront en pèlerinage… Ils y viendront depuis le temps de ta vie jusqu’à la fin des temps ». Elles le sont très longuement dans le Veneranda dies, ce long sermon inclus dans la première partie du Codex :
« Là viennent les peuples barbares et civilisés des régions du globe, à savoir les Francs, les Normands, les Écossais, les Irlandais, les Gaulois, les Teutons, les Ibères, les Gascons, les Bavarois, les Navarrais impies, les Basques, les Provençaux, les Garasques (tarasque ?), les Lorrains, les Goths, les Angles, les Bretons, les Cornouaillais, les Flamands, les Frisons, les Allobroges, les Italiens, les Pouilleux, les Poitevins, les Aquitains, les Grecs, les Arméniens, les Daces, les Norvégiens, les Russes, les Georgiens, les Nubiens, les Parthes, les Romains, les Galates, les Éphésiens, les Mèdes, les Toscans, les Calabrais, les Saxons, les Siciliens, les Asiates, les Pontiques (Pont-Euxin, la mer Noire), les Bithyniens, les Indiens, les Crétois, les Jérusalemois, les Antiochiens, les Galiléens, les Sardes, les Chypriotes, les Hongrois, les Bulgares, les Esclavons (slaves), les Africains, les Perses, les Alexandrins, les Égyptiens, les Syriens, les Arabes, les Coloséens (colossiens), les Maures, les Éthiopiens, les Philippiens, les Cappadociens, les Corinthiens, les Élamites, les Mésopotamiens, les Libanais, les Cyrrhénéens, les Pamphiliens, les Ciliciens, les Juifs et d’autres peuples innombrables. Toutes les langues, tribus et nations tendent vers lui ». D’où vient cette énumération étonnante
? Elle cite les peuples connus au XIIe siècle auxquels elle adjoint
les peuples de la Bible, dont elle recopie les listes, selon une habitude
courante à cette époque : l’intégralité
des peuples nommés dans les Actes des apôtres (2, 7-11) ainsi
que les noms des peuples destinataires des épîtres et quelques
autres noms épars. « après cela je vis une foule immense que nul ne pouvait
dénombrer, de toutes nations, tribus, peuples et langues ». L’image devenue traditionnelle de foules de pèlerins se pressant à Compostelle a donc son origine non pas dans un dénombrement de pèlerins effectivement parvenus au sanctuaire mais dans cette vision de la cohorte des Elus, tellement plus exaltante. Par une série d’autres emprunts faits à
l’Apocalypse, Compostelle se veut la nouvelle Jérusalem,
l’image terrestre du Paradis où entreront tous les pèlerins.
(4, 2) : « un trône se dressait dans le ciel et, siégeant
sur le trône, quelqu’un… Une gloire nimbait le trône
de reflets d’émeraude. le Guide du pèlerin répond en décrivant
l’autel majeur et en se référant explicitement à
ce texte : « Au milieu est sculpté le trône de Notre Seigneur
comme sur un trône de Majesté, ayant dans la main gauche
le livre de vie et bénissant de la main droite, entouré
des vingt-quatre vieillards rangés comme les vit le bienheureux
Jean, frère de saint Jacques dans son Apocalypse, c’est-à-dire
qu’il y en a douze à droite et autant à gauche…
Au-dessus, des anges soulevant le trône où se trouve l’Agneau
de Dieu… Quatre annoncent au son de la trompette la résurrection
au jour du Jugement » . Aux pèlerins de l’Apocalypse : « Ils se tenaient debout devant le trône et devant l’Agneau,
vêtus de robes blanches et les palmes à la main » correspondent deux long développements du Veneranda
dies consacrés au lis et au palmier : « Le bienheureux Jacques fut le lis… il traversa avec la palme
de la victoire les hauteurs des airs et pénétra dans les
hauteurs des cieux soutenu par ces palmes ». A la description de la Jérusalem céleste : (22, 1-3) : « Un fleuve d’eau jaillissait du trône de
Dieu et de l’Agneau… au milieu de la place de la cité
et des deux bras du fleuve est un arbre de vie…Le trône de
Dieu et de l’Agneau sera dans la cité » le Guide et le Veneranda dies conforment celle de Compostelle
: « Compostelle, entre deux fleuves… Sur le parvis, une fontaine
admirable … avec quatre jets d’eau pour les pèlerins
de Saint-Jacques et les habitants » Toujours dans le Codex, le sermon Solemnia sacra (Chap.
XIX) vient conforter cette idée : « Et ainsi que la descendance d’Abraham grandira jusqu’au
sommet de la terre et sera élevée jusqu’aux étoiles
de la même façon les pèlerins de saint Jacques grandiront
sur terre chaque jour et seront conduits, par-dessus les étoiles,
à la Patrie céleste avec lui ». Alphonse VII, dont Compostelle était le sanctuaire royal, avait
compris l’utilisation politique de ces symboles, lui que sa Chronique
présente en ces termes : « Dieu omniprésent a agi
par lui et avec lui pour que le Salut soit donné sur la terre aux
peuples du Christ ». Comme prétendait l’être
Charlemagne, il se voit investi d’une mission divine. Il se veut
le Prince universel de la Chrétienté, celui qui, selon les
vieilles prophéties sibyllines, réunira les peuples chrétiens
sous sa domination, convertira ou exterminera les Infidèles et,
au bout du compte se rendra à Jérusalem (où à
Aix-la-Chapelle comme le voulait Charlemagne, ou à Compostelle…)
pour remettre son Empire entre les mains de Dieu. Du Moyen Age au XIXe siècle. De la Bible jusqu’à nousCes foules évoquées au XIIe siècle sont venues jusqu’à
nous par divers intermédiaires. Elles furent reprises, sans doute
à Compostelle au début du XIVe siècle, dans une fausse
Bulle relative aux années jubilaires (celles où le 25 juillet,
jour de fête de saint Jacques, tombe un dimanche) datée de
1179 : « … la participation de pèlerins innombrables qui,
en permanence de toutes parts du monde, convergent pour obtenir le pardon
de leurs péchés…Les mêmes fidèles du
Christ qui, continuellement par mer et par terre, de toutes les parties
du monde, convergent vers son église métropolitaine (l’Eglise
de Jacques)… ». Elles redeviennent d’actualité en 1884, lorsque le pape
Léon XIII authentifie les reliques de saint Jacques et invite les
pèlerins à reprendre le chemin de Compostelle : « la renommée du sanctuaire espagnol, répandue de
tous côtés, amena une immense multitude de pèlerins
accourant de presque toutes les contrées de la terre. Et ce pèlerinage
devint si fameux qu’il put être mis au même rang que
celui des saints Lieux de Palestine et de Rome ». Après lui, en 1954, le pape Pie XII confirmant les
années jubilaires rappelle dans une belle envolée lyrique
que les « rois, plébéiens, évêques et moines,
chevaliers et roturiers, artistes et savants, jongleurs et troubadours,
affluaient et refluaient, en alluvion irrésistible et constante,
tout au long du chemin de Saint-Jacques ». Et enfin, Jean-Paul II, le 9 novembre 1982, lançant son appel au
renouveau de l’Europe, entraîne derrière lui la jeunesse
d’Europe avec les Journées Mondiales de la Jeunesse de 1989
et tous les pèlerins d’aujourd’hui : « arrivaient ici de France, d’Italie, d’Europe centrale,
des pays nordiques et des nations slaves, des chrétiens de toutes
conditions sociales, des rois jusqu’aux plus humbles habitants des
hameaux ; des chrétiens de tout niveau spirituel, depuis des saints
comme François d’Assise et Brigitte de Suède (pour
ne pas citer tant d’autres Espagnols), jusqu’aux pécheurs
publics en quête de pénitence. L’Europe tout entière
s’est trouvée elle-même autour du mémorial de
saint Jacques, aux siècles où elle s’édifiait
en continent homogène et spirituellement unique. » Ce dernier pape reprend à son compte les affirmations de ses prédécesseurs
et leur donne une autorité nouvelle. On peut regretter qu’il
ait contribué à prolonger l’erreur historique concernant
saint François, négligeant ainsi les études franciscaines.
Toutefois, s’agissant des foules pèlerines, ce discours est
moins emphatique que les précédents. La lignée des
papes, de Calixte à Jean-Paul, a néanmoins transmis fidèlement
le message de saint Jean, exhortant les fidèles à rejoindre
les foules d’élus en marche. Ce faisant ils servaient à
la fois les intérêts de l’Eglise universelle et ceux
de Compostelle qui utilisait savamment ces textes à son profit.
« L'un de vous est-il malade ? Qu'il fasse appeler les anciens de
l'église et qu'ils prient après avoir fait sur lui une onction
d'huile au nom du Seigneur. La prière de la Foi sauvera le patient
: le Seigneur le relèvera et, s'il a des péchés à
son actif, il sera pardonné. Confessez-vous donc vos péchés
les uns aux autres et priez les uns pour les autres afin d'être
guéris ». Plusieurs exemples attestent du passage dans la mémoire
collective d’une dévotion générale à
saint Jacques à l’heure de la mort. Ainsi le fit Saint Louis
en se recommandant à "Monseigneur saint Jacques". « Arnaud me dit que toutes les âmes des morts allaient à
Saint-Jacques de Gallice et que l’âme de la pauvre Barcelone
avait mis cinq jours pour faire l’aller-retour de Saint-Jacques
». En 1422 Guy II de Chauvigny demande l’extrême-onction en ces termes rapportés par son biographe Jean de La Gougue : «
quand il vit qu’il fut temps, il demanda le sacrement de Monsieur
saint Jacques… puis il rendit son esprit à Dieu, ancien et
plein de jours ». C’est pourquoi beaucoup de pèlerins poursuivent symboliquement
leur marche jusqu’au cap Finisterre, où s’achève
le chemin terrestre et où la Voie Lactée, par delà
l’océan, rejoint le Ciel. Comment la cathédrale de
Compostelle a-t-elle pu oublier cette vision, elle qui s’inquiète
de certaines dérives ? Elle écrit récemment : «
nous observons avec inquiétude ce qui est publié dans certains
milieux dans le sens où le chemin de Saint-Jacques et le Pèlerinage
ne s’arrêteraient pas au Tombeau de Compostelle. On prétend
utiliser le Chemin comme une fin en soi ou bien affirmer que le Chemin
se terminerait ailleurs, lui donnant ainsi une autre finalité ».
Pourquoi laisse-t-elle à d’autres le soin de donner un sens
à ce besoin fondamental qui pousse les hommes à se mettre
en marche ? A-t-elle, elle aussi, oublié l’héritage
médiéval ? Il est là, intact, prêt à
être utile à tous, quelle que soit la nature de leur recherche. |
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