Connaître saint Jacques - Comprendre Compostelle
page établie en mai 2006
Accueil mise à jour le 21 janvier, 2007   Connaître et vivre Compostelle survol du site Page précédente

 D’où viennent les millions de pèlerins de Compostelle ?

L'image de millions de pèlerins médiévaux se rendant à Saint-Jacques de Compostelle est classique. Pour beaucoup elle résulte de dénombrements. Il n'en est rien, elle a sa source dans les textes de la Bible appliqués à Compostelle.

Les premiers textes qui parlent de foules de pèlerins émanent tout simplement de Compostelle, du Codex Calixtinus, cet ouvrage composite rédigé au XIIe siècle et attribué au pape Calixte II. Elles y sont évoquées dans le Livre V, devenu en 1938 dans sa traduction française le Guide du pèlerin : « Tous les peuples étrangers, venus de toutes les parties du monde, accourent ici en foule ». Elles le sont dans la Chronique de Turpin, lorsque saint Jacques demande à Charlemagne de venir délivrer son tombeau et lui promet : « et après toi, tous les peuples de l’une à l’autre mer y viendront en pèlerinage… Ils y viendront depuis le temps de ta vie jusqu’à la fin des temps ». Elles le sont très longuement dans le Veneranda dies, ce long sermon inclus dans la première partie du Codex :

 

« Là viennent les peuples barbares et civilisés des régions du globe, à savoir les Francs, les Normands, les Écossais, les Irlandais, les Gaulois, les Teutons, les Ibères, les Gascons, les Bavarois, les Navarrais impies, les Basques, les Provençaux, les Garasques (tarasque ?), les Lorrains, les Goths, les Angles, les Bretons, les Cornouaillais, les Flamands, les Frisons, les Allobroges, les Italiens, les Pouilleux, les Poitevins, les Aquitains, les Grecs, les Arméniens, les Daces, les Norvégiens, les Russes, les Georgiens, les Nubiens, les Parthes, les Romains, les Galates, les Éphésiens, les Mèdes, les Toscans, les Calabrais, les Saxons, les Siciliens, les Asiates, les Pontiques (Pont-Euxin, la mer Noire), les Bithyniens, les Indiens, les Crétois, les Jérusalemois, les Antiochiens, les Galiléens, les Sardes, les Chypriotes, les Hongrois, les Bulgares, les Esclavons (slaves), les Africains, les Perses, les Alexandrins, les Égyptiens, les Syriens, les Arabes, les Coloséens (colossiens), les Maures, les Éthiopiens, les Philippiens, les Cappadociens, les Corinthiens, les Élamites, les Mésopotamiens, les Libanais, les Cyrrhénéens, les Pamphiliens, les Ciliciens, les Juifs et d’autres peuples innombrables. Toutes les langues, tribus et nations tendent vers lui ».


D’où vient cette énumération étonnante ? Elle cite les peuples connus au XIIe siècle auxquels elle adjoint les peuples de la Bible, dont elle recopie les listes, selon une habitude courante à cette époque : l’intégralité des peuples nommés dans les Actes des apôtres (2, 7-11) ainsi que les noms des peuples destinataires des épîtres et quelques autres noms épars.
La dernière phrase est copiée dans l’Apocalypse (7, 4 et 9) :

« après cela je vis une foule immense que nul ne pouvait dénombrer, de toutes nations, tribus, peuples et langues ».

L’image devenue traditionnelle de foules de pèlerins se pressant à Compostelle a donc son origine non pas dans un dénombrement de pèlerins effectivement parvenus au sanctuaire mais dans cette vision de la cohorte des Elus, tellement plus exaltante.

Par une série d’autres emprunts faits à l’Apocalypse, Compostelle se veut la nouvelle Jérusalem, l’image terrestre du Paradis où entreront tous les pèlerins.
A l’Apocalypse qui décrit le trône de Dieu

(4, 2) : « un trône se dressait dans le ciel et, siégeant sur le trône, quelqu’un… Une gloire nimbait le trône de reflets d’émeraude.
(5, 1) « Dans la main droite de celui qui siège sur le trône, un livre
(4, 4) « Autour du trône, vingt-quatre anciens siégeaient »
(5, 11) « Et j’entendis la voix d’anges nombreux autour du trône »,

le Guide du pèlerin répond en décrivant l’autel majeur et en se référant explicitement à ce texte :

« Au milieu est sculpté le trône de Notre Seigneur comme sur un trône de Majesté, ayant dans la main gauche le livre de vie et bénissant de la main droite, entouré des vingt-quatre vieillards rangés comme les vit le bienheureux Jean, frère de saint Jacques dans son Apocalypse, c’est-à-dire qu’il y en a douze à droite et autant à gauche… Au-dessus, des anges soulevant le trône où se trouve l’Agneau de Dieu… Quatre annoncent au son de la trompette la résurrection au jour du Jugement » .

Aux pèlerins de l’Apocalypse :

« Ils se tenaient debout devant le trône et devant l’Agneau, vêtus de robes blanches et les palmes à la main »

correspondent deux long développements du Veneranda dies consacrés au lis et au palmier :

« Le bienheureux Jacques fut le lis… il traversa avec la palme de la victoire les hauteurs des airs et pénétra dans les hauteurs des cieux soutenu par ces palmes ».

A la description de la Jérusalem céleste :

(22, 1-3) : « Un fleuve d’eau jaillissait du trône de Dieu et de l’Agneau… au milieu de la place de la cité et des deux bras du fleuve est un arbre de vie…Le trône de Dieu et de l’Agneau sera dans la cité »
(21, 24) : « La cité n’a besoin ni du soleil ni de la lune pour l’éclairer… les nations marcheront à sa lumière et les rois de la terre y apporteront leur gloire…ses portes ne se fermeront pas au long des jours car en ce lieu il n’y aura plus de nuit… ».

le Guide et le Veneranda dies conforment celle de Compostelle :

« Compostelle, entre deux fleuves… Sur le parvis, une fontaine admirable … avec quatre jets d’eau pour les pèlerins de Saint-Jacques et les habitants »
« les portes de cette basilique demeurent ouvertes nuit et jour et l’obscurité n’y pénètre jamais car elle est illuminée de la clarté des cierges ».

Toujours dans le Codex, le sermon Solemnia sacra (Chap. XIX) vient conforter cette idée :

« Et ainsi que la descendance d’Abraham grandira jusqu’au sommet de la terre et sera élevée jusqu’aux étoiles de la même façon les pèlerins de saint Jacques grandiront sur terre chaque jour et seront conduits, par-dessus les étoiles, à la Patrie céleste avec lui ».

Alphonse VII, dont Compostelle était le sanctuaire royal, avait compris l’utilisation politique de ces symboles, lui que sa Chronique présente en ces termes : « Dieu omniprésent a agi par lui et avec lui pour que le Salut soit donné sur la terre aux peuples du Christ ». Comme prétendait l’être Charlemagne, il se voit investi d’une mission divine. Il se veut le Prince universel de la Chrétienté, celui qui, selon les vieilles prophéties sibyllines, réunira les peuples chrétiens sous sa domination, convertira ou exterminera les Infidèles et, au bout du compte se rendra à Jérusalem (où à Aix-la-Chapelle comme le voulait Charlemagne, ou à Compostelle…) pour remettre son Empire entre les mains de Dieu.
Il y a donc un parallèle saisissant entre les textes sacrés et ceux sur lesquels est fondée la gloire de Compostelle. Le génie des concepteurs est d’avoir utilisé ces foules symboliques au profit du sanctuaire galicien. Quoi de plus naturel si l’on se souvient que l’auteur de ce texte passait au Moyen Age pour être saint Jean l’Evangéliste, frère de Jacques ? De plus, les chanoines de Compostelle se sont sans doute servis de la ressemblance physique souvent remarquée, toujours au Moyen Age, entre Jésus et Jacques. Saint Ignace dit en effet dans une lettre qu’ils se ressemblaient « de figure, de vie, de manière d’être comme s’ils avaient été jumeaux de la même mère ». L’autel majeur de la cathédrale est ainsi devenu le but ultime de la longue cohorte des Elus. Pour renforcer cette idée, au XIIIe siècle, c’est saint Jacques lui-même qui apparaît sur cet autel majeur, assis sur un trône, en majesté, et cette représentation, inconnue ailleurs semble-t-il à cette époque, fait penser à la figure du Christ en majesté de l'Apocalypse.
Cette mise en lumière des pèlerins du XIIe siècle marchant à la suite des élus de l’Apocalyse qui leur montraient la voie offre une vision nouvelle au pèlerin d’aujourd’hui. N’est-il pas plus satisfaisant de marcher dans la clarté de l’Apocalypse qu’à l’ombre de millions de fantômes ?

Du Moyen Age au XIXe siècle. De la Bible jusqu’à nous

Ces foules évoquées au XIIe siècle sont venues jusqu’à nous par divers intermédiaires. Elles furent reprises, sans doute à Compostelle au début du XIVe siècle, dans une fausse Bulle relative aux années jubilaires (celles où le 25 juillet, jour de fête de saint Jacques, tombe un dimanche) datée de 1179 :

« … la participation de pèlerins innombrables qui, en permanence de toutes parts du monde, convergent pour obtenir le pardon de leurs péchés…Les mêmes fidèles du Christ qui, continuellement par mer et par terre, de toutes les parties du monde, convergent vers son église métropolitaine (l’Eglise de Jacques)… ».

Elles redeviennent d’actualité en 1884, lorsque le pape Léon XIII authentifie les reliques de saint Jacques et invite les pèlerins à reprendre le chemin de Compostelle :

« la renommée du sanctuaire espagnol, répandue de tous côtés, amena une immense multitude de pèlerins accourant de presque toutes les contrées de la terre. Et ce pèlerinage devint si fameux qu’il put être mis au même rang que celui des saints Lieux de Palestine et de Rome ».

Après lui, en 1954, le pape Pie XII confirmant les années jubilaires rappelle dans une belle envolée lyrique que les

« rois, plébéiens, évêques et moines, chevaliers et roturiers, artistes et savants, jongleurs et troubadours, affluaient et refluaient, en alluvion irrésistible et constante, tout au long du chemin de Saint-Jacques ».

Et enfin, Jean-Paul II, le 9 novembre 1982, lançant son appel au renouveau de l’Europe, entraîne derrière lui la jeunesse d’Europe avec les Journées Mondiales de la Jeunesse de 1989 et tous les pèlerins d’aujourd’hui :

« arrivaient ici de France, d’Italie, d’Europe centrale, des pays nordiques et des nations slaves, des chrétiens de toutes conditions sociales, des rois jusqu’aux plus humbles habitants des hameaux ; des chrétiens de tout niveau spirituel, depuis des saints comme François d’Assise et Brigitte de Suède (pour ne pas citer tant d’autres Espagnols), jusqu’aux pécheurs publics en quête de pénitence. L’Europe tout entière s’est trouvée elle-même autour du mémorial de saint Jacques, aux siècles où elle s’édifiait en continent homogène et spirituellement unique. »

Ce dernier pape reprend à son compte les affirmations de ses prédécesseurs et leur donne une autorité nouvelle. On peut regretter qu’il ait contribué à prolonger l’erreur historique concernant saint François, négligeant ainsi les études franciscaines. Toutefois, s’agissant des foules pèlerines, ce discours est moins emphatique que les précédents. La lignée des papes, de Calixte à Jean-Paul, a néanmoins transmis fidèlement le message de saint Jean, exhortant les fidèles à rejoindre les foules d’élus en marche. Ce faisant ils servaient à la fois les intérêts de l’Eglise universelle et ceux de Compostelle qui utilisait savamment ces textes à son profit.
Malheureusement les premiers chercheurs d’après guerre, trop vite suivis par les journalistes, ont traduit en dénombrements ce qui n’était que visions symboliques et mobilisatrices. Pour cela ils ont utilisé le vocabulaire actuel, en particulier celui de millions de pèlerins, sans signification pour les époques médiévales auxquelles ils l’appliquaient. Traduire les symboles en nombres, c’était dénaturer le message. Cette interprétation nouvelle s’appuie également sur les travaux d’Hervé Martin qui, en 1980, dans Les Ecoles historiques constatait que la représentation de l’historien du Moyen Age procédait de celle de saint Augustin : « membres de la Cité de Dieu, les chrétiens sont des pèlerins en ce monde, usant de la paix de la Cité Terrestre pour parvenir à la paix céleste ». Compostelle l’avait mise en œuvre à son profit.
La présentation ci-dessus est le fait de l’Eglise de Compostelle. Elle est une construction toute théorique, émanation de responsables ecclésiastiques à la recherche d’éléments pour promouvoir leur sanctuaire. Travail empreint de grandeur et d’ambiguïtés inhérentes à leur double fonction spirituelle et temporelle. Mais ceci n’implique pas l’acceptation de cette formulation par l’ensemble de l’Eglise, tant s’en faut, les exemples abondent de ses réticences face aux grands pèlerinages. Se pose la question de savoir ce qu’en ont pu en retenir en France les simples fidèles, pèlerins ou non ? Ils n’ont pas eu accès au Codex Calixtinus autrement que par le Turpin et, vraisemblablement, par quelques unes des phrases des sermons rapportées par des clercs. Comment se sont-ils inscrits dans cette vision des foules pèlerines en marche vers Compostelle, Jérusalem céleste? Il semble bien qu’ils l’ont comprise au travers de l’image forte de la Voie Lactée qui fait de saint Jacques le passeur des âmes lorsqu'elles partent pour le Paradis, l’accompagnateur au long du fameux « chemin de saint Jacques ». Ils l’ont amalgamée au texte de l’Epître de Jacques qui, précisément au XIIe siècle, donne naissance au sacrement de l’Extrême-Onction. Est-ce un hasard ? Jusque là, ce texte recommandait seulement, avec insistance, au moins depuis le IXe siècle, de pratiquer l’onction aux malades (Jc 5, 14).

« L'un de vous est-il malade ? Qu'il fasse appeler les anciens de l'église et qu'ils prient après avoir fait sur lui une onction d'huile au nom du Seigneur. La prière de la Foi sauvera le patient : le Seigneur le relèvera et, s'il a des péchés à son actif, il sera pardonné. Confessez-vous donc vos péchés les uns aux autres et priez les uns pour les autres afin d'être guéris ».

Plusieurs exemples attestent du passage dans la mémoire collective d’une dévotion générale à saint Jacques à l’heure de la mort. Ainsi le fit Saint Louis en se recommandant à "Monseigneur saint Jacques".
En 1320, lorsque Raimonde Fauré à Pamiers dépose devant l’Inquisiteur, elle déclare :

« Arnaud me dit que toutes les âmes des morts allaient à Saint-Jacques de Gallice et que l’âme de la pauvre Barcelone avait mis cinq jours pour faire l’aller-retour de Saint-Jacques ».

En 1422 Guy II de Chauvigny demande l’extrême-onction en ces termes rapportés par son biographe Jean de La Gougue :

« quand il vit qu’il fut temps, il demanda le sacrement de Monsieur saint Jacques… puis il rendit son esprit à Dieu, ancien et plein de jours ».
Saint Jacques qui accueillait les pèlerins à Compostelle les guide au moment du grand passage. Le chemin dépasse donc Compostelle il se poursuit, vers la Cité céleste.

C’est pourquoi beaucoup de pèlerins poursuivent symboliquement leur marche jusqu’au cap Finisterre, où s’achève le chemin terrestre et où la Voie Lactée, par delà l’océan, rejoint le Ciel. Comment la cathédrale de Compostelle a-t-elle pu oublier cette vision, elle qui s’inquiète de certaines dérives ? Elle écrit récemment : « nous observons avec inquiétude ce qui est publié dans certains milieux dans le sens où le chemin de Saint-Jacques et le Pèlerinage ne s’arrêteraient pas au Tombeau de Compostelle. On prétend utiliser le Chemin comme une fin en soi ou bien affirmer que le Chemin se terminerait ailleurs, lui donnant ainsi une autre finalité ». Pourquoi laisse-t-elle à d’autres le soin de donner un sens à ce besoin fondamental qui pousse les hommes à se mettre en marche ? A-t-elle, elle aussi, oublié l’héritage médiéval ? Il est là, intact, prêt à être utile à tous, quelle que soit la nature de leur recherche.

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