CHEMINS ET TRACES DES PÈLERINS DE SAINT-JACQUES DANS LA HAUTE-RHÉNANIE
Entourée par les sommets de la Forêt-Noire et des Vosges, la
Haute-Rhénanie s'étend le long du Rhin entre Bâle et Rastatt.
Aujourd'hui divisée par des frontières politiques entre trois
pays -la Suisse, la France et l'Allemagne - cette région constitua un
ensemble du point de vue politique, économique et religieux jusqu'à la
fin du XVIIe siècle.
Les chemins
Dans la direction nord-sud, il y avait plusieurs routes romaines qui étaient
encore partiellement utilisées au Moyen Age. Le long des versants des
Vosges, la route la plus à l'ouest menait directement à la porte
de Bourgogne, à la ligne Belfort-Lyon. Une route romaine directe, évitant
les habitations entre Strasbourg et Bâle, se déplaça au
Moyen Age en faveur d’agglomérations comme Sélestat, Colmar
et Mulhouse.
Les communications vers l'est par la Forêt-Noire :
1. Fribourg - Höllental - Hüfingen - Donaueschingen.
2. Strasbourg - Offenburg - Vallée de la Kinzig - Villingen.
3. Strasbourg - Durlach - Bruchsal - Cannstadt.
Ces communications existaient dès l'époque romaine. L'artère
la plus importante passait par Bruchsal en contournant la Forêt-Noire.
Au Moyen Age, la voie Strasbourg - Oppenau - Kniebis - Freudenstadt n'était
pas encore praticable.
Les routes menant de la vallée du Rhin vers l'ouest :
Strasbourg - Saverne - Lunéville – Saint-Nicolas de Port - Nancy.
Sélestat - Sainte-Marie-aux-Mines - Saint Die.
Colmar - Kaysersberg - Col du Bonhomme - Saint Dié.
Derrière le col du Bonhomme, il y avait une bifurcation vers le sud-ouest
par Gérardmer - Remiremont. Le chemin le plus favorable vers le sud-ouest était
sans aucun doute l'ancienne voie romaine par la porte de Bourgogne, en évitant
tous les cols des Vosges.
Au Moyen Age, on ne pouvait traverser le Rhin que par les ponts à Bâle,
Vieux-Brisach et Strasbourg. Entre ces ponts, on utilisait des gués
et des bacs. D'autre part, le fleuve représentait « une route »,
utilisée par exemple par de nombreux groupes de pèlerins au retour
de Rome.
Les récits des pèlerins médiévaux nous montrent
que les pèlerins suivaient principalement les grandes voies commerciales.
Certaines raisons les entraînaient à s'en écarter :
des circonstances extérieures, comme par exemple des guerres, des maladies,
des inondations ;
le motif de visiter certains sanctuaires à l'écart des grandes
artères, par exemple : Einsiedein, Thann, le Mont-Sainte-Odile.
Les gîtes
La plupart des pèlerins étaient à la merci des institutions
charitables des communautés monastiques, plus tard aussi de celles des
villes. Depuis le Haut Moyen Age déjà, les Bénédictins
logeaient des étrangers et des pèlerins ; Cela faisait partie
de leurs actes de charité. Quelquefois, l'auberge ne se trouvait pas
directement à côté du cloître mais un peu plus loin
au bord de la route (par exemple, à Eschau). Souvent ces auberges monastiques
ont été remplacées par des Elendenherbergen des villes
(par exemple, à Sélestat et à Strasbourg).
Les ordres nouveaux du XIIe et XIIIe siècles reprenaient la tradition
de l'hébergement des étrangers et des pèlerins, par exemple
les Franciscains sur le Kniebis, les chanoines de Saint-Augustin à Truttenhausen
près du Mont-Sainte-Odile et à Saint-Arbogast à Strasbourg,
l'ordre de Saint-Antoine à Isenheim. C'est à Haguenau que nous
trouvons une auberge dédiée à saint Jacques (1374). Dans
cette Elendenherberge, on accueillait tous les pèlerins et tous les étrangers.
L'hôpital Saint-Martin à Haguenau n'accueillait par contre pas
de pèlerins, bien que l'église de l'hôpital possédât
un autel dédié à saint Jacques. Les sources mentionnent
l'existence d'un hôpital Saint-Jacques déjà en 1222 à Urioffen,
près de Renchen, dans le pays de Bade, dont les vestiges se perdent
pourtant aussitôt dans l'obscur. On ne sait rien de précis sur
sa fonction. Qu'un hôpital ou une auberge soient dédiés à un
saint particulier ne dit rien sur leur fonction, qui ne peut être éclaircie
que par les sources écrites pour chaque cas particulier. Les auberges également,
celles qui étaient dédiées à saint Jacques, accueillaient,
du moins dans la Haute-Rhénanie, non seulement les pèlerins de
Saint-Jacques mais tous les pèlerins et tous les étrangers pauvres
de passage.
Les confréries
Parmi les confréries Saint-Jacques - il y en avait 12 dans la Haute-Rhénanie
- les 5 suivantes peuvent être étudiées à partir
de documents : Waldshut (1513), Kaysersberg (1494), Saint-Jacques-sur-la-Birs
(XVe siècle) à Bâle, Saint-Jacques et Saint-Léonard à Bâle
(1480-1525), et Strasbourg (1484-1525).
1- C'était l'autel de Saint-Jacques dans l'église paroissiale
qui a donné le nom à la confrérie des cordonniers de Waldshut.
Elle était ouverte à tout le monde et servait au salut de l'âme
de ses propres membres. Elle n'avait aucun rapport avec le pèlerinage
de Saint-Jacques de Compostelle.
2- Il en est de même de la confrérie de Saint-Jacques de Kaysersberg.
Bien qu'il existe d'autres indices révélant l'existence des pèlerins,
elle n'avait aucun rapport avec les pèlerins de Compostelle.
3- La confrérie bâloise de Saint-Jacques-sur-la-Birs est une organisation
de pensionnaires d'un hôpital d'incurables, tous des bourgeois bâlois.
La dédicace est celle de la chapelle Saint-Jacques qui le desservait.
4- En ce qui concerne la confrérie de Saint-Jacques et de Saint-Léonard à Bâle
- sur laquelle il existe beaucoup de documents - il n'y a, à notre connaissance,
pas de rapports avec le pèlerinage de Saint-Jacques, bien que les documents
iconographiques représentent l'apôtre comme pèlerin.
5- Dans les documents de la confrérie strasbourgeoise, nous rencontrons
pour la première fois des prescriptions concernant les pèlerins.
Ici, le président de la confrérie a sans doute effectué le
pèlerinage à Saint-Jacques. Mais ce règlement ne valait
que pour lui, non pas pour les autres Achter du comité directeur et
des membres simples de la confrérie. Ici encore, le secours des pèlerins
de passage ne faisait pas partie des objectifs de la confrérie. Les
aumônes qu'elle mettait à la disposition des pèlerins étaient
d'ailleurs minimes. Selon les informations que nous possédons actuellement, les confréries
Saint-Jacques que nous connaissons dans la Haute-Rhénanie étaient
des associations qui avaient pour objectif la prière et la mémoire
des morts. Bref, il ne s'agissait pas de confréries des pèlerins
de Saint-Jacques pour les pèlerins de Saint-Jacques. Voilà pourquoi
nous devons répondre négativement – du moins en ce qui
concerne la Haute-Rhénanie - à la question sur l'importance des
confréries de Saint-Jacques pour le pèlerinage à Saint-Jacques
de Compostelle.
En ce qui concerne les auberges de pèlerins, le tableau est similaire.
Bien sûr, dans toutes les villes et villages assez grands, il y avait
des possibilités de passer la nuit dans les auberges pour des étrangers
pauvres, des voyageurs de passage et des pèlerins. Ces auberges se trouvaient également
le long des routes de communication - la plupart entretenues par les institutions
religieuses. Aucune de ces auberges n'était réservée exclusivement
aux pèlerins de Saint-Jacques.
Dans la Haute-Rhénanie, il n'y avait pas d'infrastructure spéciale
pour eux - comme on peut démontrer. Mais, une telle infrastructure était-elle
vraiment nécessaire ? Et surtout, la grande foule des pèlerins
de Saint-Jacques, existait-elle ici, en Haute-Rhénanie ? Les pèlerins
de Saint-Jacques n'étaient-ils pas seulement une partie de cette foule
immense qui peuplait les routes : marchands venant de près et de loin,
des mendiants et de la canaille, des voyageurs nobles, des paysans qui se dirigeaient
peut-être vers un marché, des lansquenets et des moines ambulants,
des gens en fuite devant les guerres ou devant la peste, des bannis et - des
pèlerins ? Des pèlerins qui s'orientaient vers les lieux de pèlerinage
les plus divers ou qui rentraient – et, parmi eux, des pèlerins
de Saint-Jacques, un groupe entre beaucoup d'autres. Jusqu'ici, dans la Haute-Rhénanie,
nous n'avons pas trouvé de preuves justifiant un nombre remarquablement
important de pèlerins de Compostelle - du pays ou de passage - ni dans
les documents ni (par exemple) dans les chroniques diverses.
Bien sûr, dans cette région, nous avons beaucoup d'indices
relatifs au culte de saint Jacques, soit des églises ou des autels, des statues,
des croix, des noms de lieux ou de chemins. Cependant, ce sont des signes
du culte de saint Jacques en général et non pas des indications
de routes de Compostelle qui, du moins en Haute-Rhénanie, n'existent
pas.
Voilà la raison pour laquelle nous restons sceptiques envers le projet
du Conseil de l'Europe intitulé « Chemins de Saint-Jacques. Itinéraire
culturel européen ». La tendance d'interpréter tout indice
du culte de saint Jacques comme preuve d'un chemin de Compostelle nous semble être
trop exagérée. Il serait bien plus ingénieux d'inclure
de la même manière tous les domaines du culte de saint Jacques
et, là où il est encore possible, de les protéger et entretenir
comme monuments historiques. Cet objectif devrait impliquer la conservation
d’anciens tronçons des chemins médiévaux - comme
on essaie déjà de le faire en Suisse. Par contre, un réseau
européen de prétendues routes de Saint-Jacques nous semble plutôt être
un camouflage des données, différentes selon la région
et les époques historiques.
Le camino francès espagnol dans sa singularité ne peut
pas être
reproduit au Nord des Pyrénées et ce qui devient finalement
- à Saint-Jacques de Compostelle - un fleuve large s'est alimenté à beaucoup
de petites sources. Chacune de ces sources : un pèlerin avec son propre
chemin, partant de sa maison et y retournant, si cela plaisait à Dieu.
Un pèlerin avec ses espérances, ses aventures et ses expériences,
avec sa religiosité et sa spiritualité - ce pèlerin, le
vrai protagoniste de l'échange culturel en Europe, risque de se perdre
dans la recherche des routes de Saint-Jacques. par Hedvig RÖCKELEIN / Gottfried VENDLING
(République Fédérale d'Allemagne), Bamberg 1998
publié avec l'aimable autorisation d'Hedvig RÖCKELEIN
Les opinions de plusieurs autres intervenants au colloque de
Bamberg, souvent des scientifiques, ne différaient pas sensiblement
de celles d’Edvig
Röckelein
et de Gottfried Vendling bien qu'exprimées de façon plus modérée. Leurs
propos ont guère incité à la prudence.
• Klaus Herbers suggérait déjà d’avoir à « considérer
avec réserve la démarche méthodologique consistant à répertorier
les monuments dédiés à saint Jacques pour tracer des chemins »
• H. Gellenbenz se contentait d’évoquer le « réseau
routier en Europe centrale ».
• Pour la Suisse, Hans Peter Schneider adoptait l’idée de revitaliser
l’Oberstrasse dessinée sur une carte du XVIe siècle et
empruntée par quelques pèlerins de Compostelle qui la mentionnent
dans leurs récits. Mais il précisait bien que « les chemins
existants servaient à toutes sortes d’usage ».
• En Belgique, Dick Aerts réaffirmait que « de routes de pèlerinages
il n’y a pas » et soulignait la difficulté d’harmoniser
un chemin de Compostelle avec un itinéraire touristique de valeur locale.
Il formulait un vœu pieux qui nous est resté cher, associer les
marcheurs et les scientifiques, situant à ce niveau « l’identité de
l’Europe ». Il n’a été entendu que par quelques
rarissimes marcheurs, qui n’en sont que plus précieux !
Malheureusement, d’autres n’ont pas craint de prôner ce qu’Hedvig
Röckelein et Gottfried Vendling contestaient vigoureusement et que les
orateurs ci-dessus confirmaient.
• Un professeur de lettres italien affirmait qu’un « réseau
dense d’hospices est un signe caractéristique du pèlerinage ».
• Un étudiant scandinave laissait s’enflammer son imagination
: « même
des pèlerins malades prenaient le grand chemin. On dispose à ce
sujet de preuves archéologiques : sur des squelettes trouvés
dans des tombes et ornés de coquilles Saint-Jacques, on a pu déceler
des traces de maladies graves… la coquille Saint-Jacques prouve le prestige
du pèlerinage à Compostelle parmi tous les pèlerinages à l’étranger. »
Paradoxalement, ces idées fausses ont prévalu, brisant la merveilleuse
diversité des cultes à saint Jacques et faisant oublier la recherche
des pèlerins réels au profit de routes imaginaires prétenduement suivies
par des multitudes. Ces idées fausses ont orienté durablement une approche
géographique
erronée.
Le Conseil de l’Europe
entérinait définitivement ces erreurs en 1996 en publiant un
Guide européen des chemins de Compostelle présentant comme itinéraires
historiques un réseau de neuf itinéraires sortis d’un imaginaire
collectif contemporain.
La presse reprend régulièrement cet ouvrage, accréditant
durablement l’idée que ces routes sont autre chose qu’une
construction contemporaine. Ainsi lit-on dans La Croix du 19 avril 2004, sous
le titre « La nouvelle Europe à Compostelle » : « Ils
partaient de Bruges, Amsterdam, Gdansk, Budapest, Zagreb… ou de Lisbonne,
Bari, Arhus (Danemark), suivant l’un des 9 itinéraires principaux
sillonnant l’Europe… ».
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