Les pèlerins français à Compostelle ont été des
dizaines chaque année dans les décennies 1960 et 1970, puis des
centaines. Leur nombre n’a atteint le millier qu’après l’année
sainte 1993 pour dépasser 5000 en 2003. Le phénomène compostellan
est donc marginal en France par rapport aux dizaines de milliers de licenciés
de la FFRP et aux millions de marcheurs sur les chemins de randonnée.
Alors que 17000 personnes ont été reçues en 2003 à l’accueil
des pèlerins à Saint-Jean-Pied-de-Port, où passent la majorité des
Européens, plus de 75 000 ont été enregistrées au
Bureau des pèlerinages de Compostelle. Le gros du flot vient d’Espagne.
Saint Jacques est patron de l’Espagne. Compostelle est avant tout un
pèlerinage
espagnol. La Compostela, certificat de pèlerinage que délivre
le Bureau des pèlerinages
n’est
remis qu’à ceux qui ont fait les 100 derniers kilomètres à pied
(ou 200 en vélo).
Les chemins de Galice sont parfois très encombrés
au point qu’un pèlerin français a pu, à son retour, «regretter
qu’il y ait trop d’Espagnols sur les chemins !» Le sanctuaire
galicien reçoit chaque année plusieurs millions de visiteurs.
Certaines fins de semaines d’été voient se côtoyer
par milliers des marcheurs au long cours, des marcheurs d’un long week-end,
des pèlerins venus en autocar en marchant quelques kilomètres
par jour, d’autres venus sans mettre pied à terre, certains arrivés
en vélo ou à cheval et les très nombreux touristes déversés
par les moyens de transport modernes.
La véritable envolée du pèlerinage a été déclenchée
par l’année sainte 1993. Le nombre total de pèlerins enregistrés à Compostelle
a été multiplié par 10 cette année là. L’année
1994 a marqué une décrue mais à un niveau largement supérieur à celui
de 1992. Le nombre de pèlerins a doublé entre 1994 et 1998, passant de
15 à 30 000 pour dépasser 150 000 au cours de l’année
érieur à 50 000.
Mais le sanctuaire galicien est différent des autres grands sanctuaires
de pèlerinage tels que les sanctuaires mariaux comme Lourdes ou Fatima.
On marche vers Compostelle, on s’y rend pour une visite généralement
courte, on n’y séjourne pas. En dehors d’une messe quotidienne
rien n’est organisé pour les pèlerins. Par contre la cité galicienne
a une originalité tenant au rôle politique qu’elle a joué depuis
ses origines médiévales, rôle auquel saint Jacques est loin
d’être étranger, bien illustré par la figure de saint
Jacques Matamore, encore patron de l’Armée espagnole. Cette dimension
politique a été marquée à plusieurs reprises dans
l’histoire et un sens nouveau lui a été donné en
1987 quand les Chemins de Compostelle ont été déclarés
Itinéraire Culturel Européen. Cette déclaration marque
une volonté politique européenne d’ouverture à l’Espagne.
Elle faisait écho à l’appel que Jean-Paul II avait lancé en
1982 alors qu’il était lui-même pèlerin de Saint-Jacques
: « … ô vieille Europe je te lance un cri plein d’amour
: retrouve toi toi-même, sois toi-même, découvre tes origines,
renouvelle la vigueur de tes racines, revit ces valeurs authentiques qui couvrirent
de gloire ton histoire et firent bénéfique ta présence
dans les autres continents ». Cet appel est une constante dans la pensée
de ce pape qui a contribué à l’émergence de la liberté en
Europe de l’Est. Il le renouvelle sans cesse, mais avec moins de succès,
depuis qu’il s’agit de reconnaître les racines chrétiennes
de l’Europe dans des textes officiels et pas seulement sur des chemins
de pèlerinage.
La cathédrale du Puy-en-Velay est un point de départ, pour certains
incontournable, du pèlerinage contemporain. Nombreux sont ceux qui y
prennent le « Saint-Jacques », nom donné par les responsables
locaux du tourisme au GR 65. Le Puy voit passer plus de pèlerins que
Saint-Jean-Pied-de-Port. Mais tous ceux qui en partent n’atteignent pas
les Pyrénées, au moins l’année de leur départ.
Certains ne les atteindront jamais. Mais la « magie de Compostelle » joue
là à plein. Une journée sur le chemin suffit parfois à « se
sentir pèlerin » et n’entend-on dire « j’ai fait
trois fois Compostelle dont une fois du Puy à Conques » ! Premier
chemin tracé en 1970, le chemin du Puy est le mieux équipé pour
l’accueil. Il est aussi le premier, sinon le seul, auquel s’intéresse
l’Eglise de France, les « évêques du Chemin » ayant
décidé d’y mettre en place une pastorale d’accueils
chrétiens. La marche, le silence, la solitude (on est vite seul sur un
chemin) procurent des émotions et des expériences spirituelles
fortes, ils favorisent les retours sur soi, les recommencements, voire des conversions.
L’Eglise ne peut y être indifférente. L’évêque
du Puy a donné l’impulsion. Il tient à dire lui-même
la Messe des pèlerins aussi souvent qu’il le peut. Messe suivie
d’une prière au pied de la statue de saint Jacques achetée
en 1990 pour offrir aux pèlerins un espace de rencontre sous le regard
de l’apôtre. Ce temps de prière permet une première
présentation rapide de ceux qui prennent le chemin, suivie d’une
bénédiction et de la remise d’une médaille. On estime à environ
un tiers le nombre de ces pèlerins qui atteindront Compostelle dans l’année
ou plus tard.
Compostelle a une influence qui dépasse le cercle des pèlerins.
Il m’est arrivé d’entendre l’épouse d’un
pèlerin venue chercher son mari à Santiago, raconter, avec force
détails, les rencontres qu’il avait faites sur le chemin alors
que lui savourait encore la Paix intérieure qu’il y avait trouvée
!
Rencontres, voila bien en effet le maître-mot. Elles font l’intérêt
majeur du pèlerinage pour nos contemporains au point qu’un pèlerin
a pu dire « peu m’importe d’arriver à Compostelle,
l’important ce sont les rencontres ». Pourquoi cela ? La vie contemporaine,
surtout la vie urbaine prive l’homme de contacts vrais avec ses semblables.
Vie agitée, transports en commun bondés ou « bulle automobile
individuelle », relations professionnelles, stress, surinformation … ne
nous offrent guère l’occasion de partager avec nos semblables dans
la vie courante.
Le pèlerinage est un temps privilégié qui
répond à un besoin de la société actuelle.
Sur le
chemin de Compostelle, nous sommes tous pareils : même équipement,
même sens de marche, anonymat du prénom, même destination,
mêmes soucis quotidiens … le gîte, la nourriture, les ampoules
aux pieds, la flèche perdue … Cela favorise le partage, l’échange,
la tolérance, le fameux « esprit du chemin ». Tous sont « pèlerins
de Compostelle ». Peu importe que certains soient partis de Berne ou des
Pays-Bas, que d’autres aillent du Puy à Aubrac ou de Chartres à Saintes … Au-delà de
la banalité de la plupart des propos, la vie dans les gîtes est
pour beaucoup une occasion de vivre une fraternité inhabituelle. Mais
d’autres fuient les gîtes pour le confort et la solitude de l’hôtel.
Des amitiés se nouent d’autant plus fortes qu’elles resteront
le plus souvent éphémères. Les échanges vrais sont
plus faciles avec des étrangers que l’on ne reverra pas qu’avec
son voisin de palier. Certains aussi trouvent l’âme sœur sur
le chemin alors que d’autres se réjouissent de le voir fréquenté par
un nombre croissant de beautés exotiques …
Mais il y a infiniment plus. La rencontre est aussi avec soi-même, beaucoup
plus profonde. Beaucoup ne savent pas vraiment dire pourquoi ils sont partis.
Bien sûr il y a l’occasion, la sollicitation d’un ami, la
retraite, une rupture, un deuil qui poussent à sortir du quotidien, à changer
d’air … mais pourquoi Compostelle ?
Compostelle, trois syllabes qui claquent comme un coup de fouet.
«
C’est décidé, je pars à Compostelle »
«
Eh grand fada ! tu sais même pas où c’est Compostelle ! »
«
Non mais je sais que j’y vais ! » … Ce dialogue est un témoignage
véridique …
C’est la magie de Compostelle …
Au bout du chemin il y a l’apôtre Jacques. Qui est-il pour les pèlerins
? Bien sûr chaque coquille leur montre qu’ils sont bien sur « son » chemin,
chaque effigie ou statue qui porte chapeau et bourdon est censée le figurer … Mais
est-il au cœur de leurs prières ? Se sont-ils nourris de son Epître
au long du chemin ? La plupart seront montés derrière l’autel
pour l’embrasso et auront mis leurs doigts dans les trous de la colonne
de Jessé au Portail de la Gloire mais Compostelle aura-t-elle fait naître
une vraie dévotion à l’apôtre au-delà de ces
gestes traditionnels ?
Pour tous ceux qui ont eu la chance de marcher suffisamment longtemps vers
Compostelle, ce chemin reste une expérience forte. Beaucoup emploient
volontiers le terme d’aventure. Ce peut en être une en effet, pour
certains, de partir le matin sans savoir où ils dormiront le soir. Mais
les téléphones portables en réduisent la rigueur au point
qu’hôteliers et responsables de gîtes se plaignent parfois
de réservations multiples non décommandées. C’est
une aventure de partir sans savoir si l’on arrivera au bout, de s’en
remettre chaque jour à la Providence ou à sa bonne fortune, d’accepter
les aléas, la fatigue, le découragement, les jours de pluie qui
se suivent ou l’indifférence des villages traversés ...
C’est une aventure d’être face à soi-même pendant
des heures, parfois des jours. Ceux qui l’ont vécue en reviennent
différents, sans toujours savoir dire qui ils ont rencontré sur « Le
Chemin ».
Jacques d’Anvailles
pèlerin, doctorant en histoire contemporaine |