L’auteur a voulu dans ce livre « remettre
en cause des idées reçues ancrées dans nos esprits
depuis un siècle et demi » (p. 14) pour dégager les
aspects de ce que fut réellement l’art roman aux XIe et XIIe
siècles. Il s’appuie, pour sa brillante démonstration,
sur une quantité de textes récents de multiples auteurs
(Français, Anglais, Allemands, Espagnols, Italiens). Xavier Barral
nous éblouit par sa connaissance détaillée d’une
multitude d’édifices romans. Malheureusement seules vingt-deux
photos viennent illustrer ses longues descriptions assez rébarbatives.
Nous regrettons le temps où Emile Mâle, même s’il
s’est trompé parfois, nous faisait partager son savoir de
manière beaucoup plus vivante en multipliant les illustrations
noir et blanc.
Idées nouvelles
Les idées nouvelles apportées par cet ouvrage sont les suivantes
:
- Les églises romanes n’avaient pas l’aspect austère
et nu qu’elles ont aujourd’hui : elles étaient somptueuses,
les murs extérieurs et intérieurs étaient peints
de riches couleurs, garnis parfois de tapisseries ou de broderies ; le
sol était couvert de mosaïques ; un mobilier liturgique important
les garnissait : ambon pour le lecteur, trône pour l’évêque
ou l’abbé, chandeliers, baldaquin, devant d’autel,
retable, orfèvrerie. Bien qu’il reste aujourd’hui une
majorité d’églises romanes dépendant de monastère,
les évêques avaient leurs cathédrales romanes, mais
celles-ci ont été remplacées par des cathédrales
gothiques : au XIIIe siècle, l’essor du commerce urbain a
permis cette transformation. Xavier Barral aimerait que l’on s’intéresse
davantage aux bâtiments civils urbains romans, dont il reste de
nombreuses traces, malgré les destructions, les transformations
ou les restaurations plus ou moins réussies.
- La difficulté de dater les monuments romans les uns par rapport
aux autres, à cause de manque de documents et les critères
subjectifs et peu sûrs d’historiens de l’art qui ont
défini certaines dates.
- Les artistes n’étaient pas anonymes ; bien que seules quelques
signatures gravées soient restées, il est évident
pour l’auteur que la plupart étaient peintes, sur les sculptures
comme sur les peintures murales, et ont, de ce fait, disparu. Il demande
de prendre en considération l’importance sociale de l’artiste
roman.
- Le monde roman était très tourné vers l’Antiquité
tardive et a beaucoup réemployé ou copié les sculptures
de cette époque. Des empereurs, de riches personnages, des évêques
et des abbés, futurs commanditaires voyaient, au cours de leurs
pèlerinages à Rome, les ruines antiques et demandaient aux
artistes de s’en inspirer : les premiers chapiteaux, les voûtes
dites romanes, les coupoles sont d’inspiration antique. Les principales
créations vraiment romanes sont les grands tympans décorés
et le début de la standardisation du travail pour la taille de
la pierre, qui était jusque là considérée
comme un apport gothique.
- Les influences islamiques et byzantines sur l’art roman ne seraient
pas aussi importantes que le prétendaient les érudits du
XIXe siècle, et par contre des formes artistiques occidentales
se sont exportées vers l’Orient avec les croisades et la
création de royaumes au Moyen-Orient.
- L’époque romane était une époque très
misogyne, et l’auteur cite un texte de la première moitié
du Xe siècle, écrit « par Odilon, abbé de Cluny,
vénérable père de l’Eglise de l’époque
: « La beauté de leur corps [féminin] réside
tout entière dans leur peau. Si nous pouvions voir ce qui se trouve
dessous, la seule vue des femmes nous serait nauséabonde. Pensez
à ce qui se teint dans leurs narine, sous leur gorge, à
l’intérieur de leur ventre, partout n’est que pourriture,
et nous qui répugnons à toucher du bout des doigts le plus
petit morceau de boue, comment pouvons-nous désirer tenir dans
nos bras ces sacs remplis d’excréments (p 276, sans références
plus précises) ? ».
L’histoire des pèlerinages
Pour l’histoire des pèlerinages, bien qu’historien
de l’art, il s’intéresse aux textes historiques récents,
mais a bien du mal à abandonner « les idées reçues
ancrées dans nos esprits depuis un siècle et demi »
(p. 14).
Dès l’introduction, il nous dit qu’il est persuadé
que Rome et Jérusalem sont les véritables pèlerinages
majeurs du Moyen Âge, et non Saint-Jacques de Compostelle, malgré
le fameux Guide du pèlerin. Il ne connaît malheureusement
pas le travail d’Alison Stones* , qui en 1993 avait démontré
que ce fameux guide était resté ignoré tout au long
du Moyen Âge, que sa première édition date de 1882
et que sa traduction en français a été faite par
Jeanne Vielliard en 1938 seulement. Il va donc, tout au long du livre,
presque malgré lui, imposer l’idée de « chemins
de Saint-Jacques de Compostelle » décrits par le Guide du
pèlerin.
Dans le chapitre intitulé : Tous les chemins ne mènent pas
à Compostelle : le rêve de Rome et de Jérusalem (p.115-133)
il écrit : « Au Moyen Âge, des milliers d’hommes
et de femmes quittèrent une ou plusieurs fois leur foyer pour effectuer
au moins un pèlerinage ; ils partirent ainsi à travers le
monde pour se rendre sur des lieux saints…(p. 115) ». Après
cette première « idée reçue », il évoque
« les pèlerinages locaux », mais ne cite alors que
de grands pèlerinages : Saint-Michel au mont Gargan, Saint-Hilaire
à Poitiers, Saint-Martial à Limoges… Il ne semble
pas connaître les petits pèlerinages vraiment locaux des
églises Saint-Jacques, Saint-Martin ou autres, les seuls auxquels
les petites gens avaient les moyens et le temps de se rendre, sans doute
en grand nombre, au moment de la fête du saint. En parlant du pèlerinage
à Jérusalem, il écrit : « …celui-ci est
particulièrement long, coûteux et périlleux, si bien
que ceux qui tentent l’aventure ne sont en fin de compte qu’une
minorité (p.116)». Il devrait en conclure que, les pèlerins
de Saint-Jacques de Compostelle, étant moins nombreux que ceux
de Jérusalem, sont une encore plus petite minorité, mais,
à la page 119, il écrit : « Le pèlerinage vers
Saint-Jacques de Compostelle était toutefois très fréquenté
et populaire », l’idée reçue est la plus forte,
vaincue quelques lignes plus loin, quand il compare Rome et Saint-Jacques
de Compostelle : « Pourtant, vu l’importance hors du commun
de Rome, il semble que la comparaison entre les deux centres de pèlerinage
ne puisse exister que dans notre imagination : elle n’avait probablement
pas lieu au Moyen Âge. ». Et l’idée reçue
revient en force page 120 : « Même si l’ampleur du pèlerinage
vers Compostelle a été très exagérée
par l’historiographie médiévale, celui-ci a réellement
existé et a eu une certaine importance dans le sens où il
a permis le fonctionnement de différents systèmes économiques,
sociaux et religieux de cette période. » (p. 121). Il avait
pourtant expliqué plus haut l’importance de l’essor
économique du pays dû au commerce très actif (p.134)
: l’amélioration des routes, la construction de ponts (il
donne un texte, page 333, relatant la construction du pont d’Albi,
utile aux habitants, les pèlerins n’étant pas mentionnés),
la multiplication d’auberges, pourraient en être des conséquences
directes et même des nécessités ; la création
d’hôpitaux « pour les pauvres et les pèlerins
» comme le disent les textes, découle aussi de cette nouvelle
richesse. Oubliant tous les échanges commerciaux nécessaires
au commerce, l’auteur prétend même que : « Premier
mode de voyage de l’époque, le pèlerinage développe
tout un réseau d’itinéraires établis pour faciliter
le trajet (p. 127) ».
Ceci démontre qu’il est difficile, même pour quelqu’un
qui s’intéresse aux idées nouvelles et veut faire
œuvre d’historien, de faire abstraction de ce que veut une
tradition non remise en cause : tous les chemins mènent à
Compostelle, et non à Rome comme le prétend pourtant le
vieux dicton.
* Cet article résume l'enquête plus détaillée
de la tradition manuscrite du Guide du pèlerin par Alison
Stones et Jeanne Krochalis dans le premier tome de The Pilgrim's Guide
to Santiago de Compostela, édité par Paula Gerson, Jeanne
Krochalis, Annie Shaver-Crandell, Alison Stones, 3 tomes, Londres, 1995.
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