Souvenirs d'enfance
Notre vallée d’Aure est aussi sauvage que
mystérieuse. La difficulté de passer “de l’autre
côté” n’a fait au cours du temps qu’en
tisonner le désir. Je me souviens de ces longues périodes
où les vents dominants d’ouest remplissaient les montagnes
de pluies, de brumes et de tristesse. Puis tout d’un coup, passait à travers
la montagne un vent chaud, sec, lumineux, qui, avec un peu d’imagination,
sentait le jasmin et la pierre à feu. Alors, tout le monde avait
le regard tourné vers le sud, ce pays où semble-t-il,
il faisait toujours beau, et où, comme dans la chanson, la misère
devait être moins pénible à supporter.
J'ai passé mon enfance dans cette vallée. Je me souviens, certaines
nuits d’été, dans les années 45-50, alors que la
frontière était close, avoir attendu dans mon village jusqu’à une
heure avancée le passage d’une colonne de mules aragonaises non
ferrées qui avaient franchi Moudang et dont un étrange instinct
nous avait annoncé l’approche. Ces mules étaient chargées
de lourds ballots d’objets de contrebande, en route pour Toulouse par
des chemins obscurs. Les accompagnaient des hommes sombres, à la démarche élastique
et silencieuse dans leurs espadrilles catalanes qui me faisaient tellement envie.
Ces hommes avaient une forte odeur et un air extrêmement farouche, étranger.
Et puis, il y avait tous ces récits de drames à la mesure de la
dureté de la frontière, des juifs assassinés dont on retrouvait
les squelettes, des “négociants” divers qui tentaient l’aventure
en des lieux trop difficiles pour occuper à temps pleins des escouades
de gabelous, et qui de temps à autres se faisaient saigner la nuit venue
comme le faisait un couple d’aubergistes de l’Hospice de Rioumajou
-sauf erreur dans les années trente.
Bref, il y avait alors toute une ambiance de mystère et de terreur sur
laquelle a prospéré le mythe de l’Espagne mystérieuse,
puis de Compostelle, en le banalisant à l’extrême.
Pour autant, la haute vallée d’Aure fut aussi un vrai passage pour
les vrais pèlerins de Saint Jacques, et sans doute Monsieur Saint Jacques
les assistât-ils sur les ponts qui tremblent et autres coupe-gorge puisque
beaucoup en revinrent. J’ai souvent vu dans des cimetières de villages
pratiquement désertés des tombes* sur lesquelles le temps avait
effacé les noms, mais pas les coquilles de Saint Jacques qui en constituaient
le plus bel ornement.
Le chemin d'Ourdissétou
Mais revenons au chemin dont parle votre article. Tout d’abord, je vous
félicite pour votre expédition réussie au port d’Ourdissétou
! Nul doute que vous vous en souviendrez longtemps.
Un peu plus à l’ouest, et bien qu’un peu plus élevé,
le port de Moudang est moins acrobatique, et la vallée qui y conduit
toute aussi belle.
Que dire sur cette appropriation du Chemin de Compostelle par les Syndicats
d’Initiative ? Bien sûr, il n’y a guère de leur part
les assises historiques et culturelles qui pourraient constituer un commencement
de preuve, et cela relève plus de l’escroquerie et de la publicité mensongère
que de la réalité historique. Pour autant, il est bien difficile
d’apporter la preuve du contraire, surtout dans ces pays reculés
où la tradition orale fut longtemps prédominante, comme nous
avons eu déjà l’occasion d’en parler.
Du côté “points faibles” de cette argumentaire, on
peut aussi fort bien suspecter que tant les Associations qui se réclament
du Chemin que les Syndicats d’Initiative ne soient pas toujours insensibles
au doux tintement des pistoles distribuées par les Conseils Généraux,
les Régions, voire l’Europe.
Dans ces pays pauvres, on fait feu de tout bois pour attirer le touriste.
Quoi de plus alléchant qu’un mythe, et un mythe de la
taille de celui de Compostelle, de surcroît, dans un monde déchristianisé à la
recherche de symboles et de pratiques compensatoires susceptibles de
raviver l’espérance des mortels ?
De plus, Compostelle est tellement loin. Il est constant que plus un
mythe a une terre promise lointaine, plus il trouvera d’adeptes pour
contribuer à son expansion, voire à ses débordements.
De tous ces excès commerciaux -n’ayons pas peur des mots-, que
peut-on attendre ? A mon sens, à la longue, une usure, un affadissement,
voire une déclassification du mythe en une simple histoire à usage
des simplets. C’est là que des Associations du style de celle
que vous animez et alimentez en lui constituant un patrimoine structuré,
avéré, savant et attirant à la fois, et surtout sans détruire
la moindre parcelle de poésie qu’il contient, peuvent sauver le
Chemin du naufrage.
Saint Jacques et l’âme cachée du Chemin feront le reste.
La Vallée d'Aure et les "Miquelets".
Hormis actuellement un tunnel, la vallée d'Aure n'est ouverte
sur l'Espagne que par des sentiers abrupts franchissant des cols à plus
de 2600 mètres
d'altitude, libres de neiges seulement quelques semaines par an en
fin d'été.
Cette vallée est extrêmement farouche et impressionnante dans
ses extrémités, et constitue en elle même un terrain fort
propice aux terreurs et aux légendes.
C'est par ses cols qu'autrefois surgissaient des pillards aragonais
appelés "Miquelets" qui faisaient de temps à autre
des razzias de bétail et de femmes, clouant à l'occasion sur
la porte de son église un malheureux curé qui avait osé résister.
C'est dans cette vallée que furent selon la légende piégés
par l'hiver des troupes arabes en reflux après Poitiers, où elles
finirent exterminées et dont les fantômes hantent encore ses
gorges profondes (des cavaliers sans tête...). Leurs forfaits accomplis,
les Miquelets repassaient les ports, laissant derrière eux beaucoup
plus de haine que d’hymens.
Cependant, j’ai souvent rencontré en Aure comme en Louron des habitants
aux yeux étrangement bleus, ce qui est beaucoup plus fréquent
par contre en Catalogne. A moins que ce ne soit une trace du passage des Wisigoths
qui refluèrent vers l’Espagne après Vouillé ? On
a trouvé dans des tombes antiques des squelettes d’hommes dépassant
deux mètres.
J’
arrête là notre vagabondage de ce jour, dont je vous sais infiniment
gré.
Avec mon meilleur souvenir.
Etienne EIMER.
* NDLR :
La présence de coquilles dans une tombe n'atteste pas toujours que le défunt
ait été pèlerin de Compostelle. Des coquilles ont été trouvées dans des tombes
mérovingiennes. Voir article sur la coquille. |