De tous les ordres militaires fondés dans l'Espagne médiévale,
le plus grand, le plus riche, le plus puissant et le plus célèbre
fut sans conteste l'Ordre de Santiago. Et naturellement on a toujours
eu tendance à lui
supposer des liens étroits avec le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle.
C'est ainsi d'ailleurs que plusieurs Britanniques désireux d'écrire
un ouvrage sur les chemins de Saint-Jacques ont demandé à me
consulter, persuadés qu'ayant fait quelques recherches sur l'Ordre
je devais être un spécialiste de pèlerinage. Conclusion
erronée, s'il en est : de tous les intervenants ici présents,
c'est moi qui connais le moins la question, et si j’ose prendre la parole
aujourd'hui, c'est seulement à la prière de mon bon ami le Professeur
Caucci von Saucken, qui m'a demandé d'exposer ce que j'ai pu découvrir
sur les relations entre les pèlerinages de Saint-Jacques et son ordre
militaire.
L'Ordre fut d'abord une confrérie religieuse de chevaliers fondée
par le roi Ferdinand II de Léon le 1er août 1170 à Caceres
en Estrémadure. Elle devait défendre la ville contre les Almohades
et soutenir le souverain dans les campagnes qu'il menait dans cette province.
La confrérie, qui avait à sa tête Pedro Fernândez,
s’appela d'abord « Congrégation des Frères de Câceres ».
Puis le 12 janvier 1171, à la suite d'un accord conclu avec Pedro Gudesteiz,
archevêque de Saint-Jacques-de-Compostelle, elle prit le nom «Ordre
de Santiago». L'archevêque devint frère honoraire de l'Ordre, éleva
son Maître la dignité de chanoine honoraire de Saint-Jacques, et
consacra les frères « vassaux et chevaliers de Saint Jacques l'Apôtre
pour combattre sous sa bannière pour l'honneur de l'Eglise et la propagation
de la Foi ». Il leur remit une bannière de saint Jacques, et promit
son appui : il les aiderait de ses conseils et leur fournirait armes, troupes
et subsides. Pour leur part, les frères s'engageaient à défendre
Albuquerque, possession de l'archevêché compostellan en Estrémadure.
De toute évidence, l'archevêque et le Maître voyaient dans
cet accord le moyen de défendre ensemble les biens que l'Ordre et la
cathédrale compostellane détenaient en Estrémadure et notamment
Câceres, Albuquerque et Mérida. Diego Gelmirez, rappelons-le, avait
obtenu du Pape Calixte II l'érection du siège de Compostelle en
archevêché en le persuadant d'y transférer les droits métropolitains
dont avait joui l'évêché de Mérida à l'époque
wisigothique, bien qu'au XIIe siècle ce dernier ait entièrement
disparu. Cependant, si les Chrétiens réussissaient à reprendre
Mérida et à y rétablir l'ancien évêché,
il était à craindre que les nouveaux évêques de Mérida
consacrent leur temps et leur énergie à récupérer
les droits métropolitains perdus et à réduire à nouveau
Saint-Jacques au rang de simple évêché, sans aucun diocèse
suffragant. L'on comprend donc bien pourquoi Pedro Gudesteiz voulait avoir
le nouvel ordre militaire pour allié en Estrémadure. Cette alliance
présida aux campagnes estrémaduriennes du XIIe siècle, à la
reconquête et à la repopulation de Mérida. et déjoua
toutes les tentatives de rétablissement de l'évêché après
1230.
Les accords de 1171 étaient essentiellement une alliance entre le nouvel
ordre militaire et le vieux siège compostellan pour assurer la défense
de leurs intérêts en Estrémadure. La bannière de
saint Jacques, le canonicat de Compostelle et le titre de « vassaux de
l'Apôtre » que l'archevêque conférait aux frères,
n'étaient que l'expression rituelle et liturgique de cette alliance.
Tout comme d'ailleurs le changement de nom des frères de Câceres
: cette appellation « Ordre de Santiago » et le choix de l'Apôtre
comme saint patron étaient des aspects mineurs, encore que spectaculaires,
de cette alliance.
Dès 1171 le nouvel Ordre se développe rapidement, s'étend
aux autres royaumes chrétiens de la péninsule ibérique,
et s'organise à peu près sur le modèle des autres ordres
militaires, des Templiers notamment. En 1175, le Pape Alexandre III approuve
officiellement le nouvel « Ordre de Santiago », sa Règle
et sa Constitution, proclamant : « tous vos efforts doivent tendre vers
un but unique, combattre pour la défense du nom Chrétien ».
Nombre de documents de cette époque-là attestent en effet que
l'Ordre a été créé pour lutter contre les Musulmans, « pour
combattre toujours contre les ennemis de la croix du Christ pour la défense
de la Chrétienté ». Ils révèlent également
les intentions des frères : d'abord la défense des territoires
chrétiens contre les attaques des Almohades, puis une avance militaire
qui détruirait le pouvoir politique musulman en Espagne, et enfin la
conquête du Maroc et de Jérusalem.
L'Ordre avait-il aussi d'autres buts ? Luciano Huidobro, dans son ouvrage
Las peregrinaciones jacobeas, indique que les chevaliers de l'Ordre « s'occupèrent
dès le début de la protection des pèlerins », thèse
qui apparaît dans beaucoup d'ouvrages modernes. Selon Altamira par exemple.
l'Ordre « a pris le nom de Santiago, parce que ses chevaliers se consacraient
avant tout à la protection des pèlerins se rendant à Compostelle »,
avis que partagent bien d'autres auteurs dont Helyot, Woodhouse, Seward, Abram,
Davies, Atkinson, Starkie et Pastor.
Bien sûr, cette idée est entièrement fausse. Les propos
du Pape Alexandre III excluent, à l'évidence, toute autre mission
que la lutte contre l'Islam; et pour les quatre siècles suivants, je
n'ai trouvé aucun texte attestant que les frères de Santiago aient
jamais défendu des pèlerins ou qu'ils en aient eu le devoir. Cette
thèse n'apparaît pas davantage dans les milliers de documents conservés
dans les archives de l'Ordre, non plus que dans aucune version de ses Règles
et Statuts, lesquels avaient précisément pour but de définir
les devoirs des frères, ni dans les premières histoires de l'Ordre, écrites
par les commandeurs Orozco et Parra en 1486 et par Rades y Andrada en 1572.
Selon moi, le silence total des documents vaut certitude : si le devoir de
protection des pèlerins n'apparaît nulle part, c'est qu'il n'a jamais existé.
Les Templiers, eux, ont défendu les pèlerins allant à Jérusalem
contre les attaques des Musulmans de Syrie et d'Arabie, cela ne fait aucun doute.
Aussi j'incline à penser que ce sont les historiens des XVIIe et XVIIIe
siècles qui sont à l'origine de cette erreur : voulant que l'Ordre
de Santiago égale en prestige celui des Templiers, ils lui ont attribué la
même mission de défense des pèlerins, négligeant
le fait que c'est à Compostelle que ces derniers se rendaient.
Quels étaient donc les ennemis ? Pour Helyot suivi en cela par plusieurs
auteurs qui manifestement n'ont pas regardé une carte, il s'agissait
des « Maures qui faisaient obstacle à la dévotion des pèlerins
allant à Compostelle ». Or en 1170 cela faisait 173 ans qu'aucune
troupe musulmane n'avait mis les pieds en Galice, et il n'y avait aucune forteresse
musulmane à moins de 200 kilomètres d'un point quelconque de la
route des pèlerins ; Organiser sa défense contre de possibles
attaques des Musulmans aurait été aussi inutile que de fortifier
Ravenne contre de possibles attaques des Magyars. Cette idée de la menace
musulmane est si absurde, que les historiens récents l'ont abandonnée,
même si certains persistent à affirmer que les frères avaient
le devoir de protéger les pèlerins.
Les plus prudents d'entre eux se gardent d'identifier ces ennemis hypothétiques.
D'autres parlent de bandits ou de barons brigands. De fait, cette catégorie
d'individus ne faisait sûrement pas défaut tout au long de la route.
Mais aucun historien n'apporte la preuve que les frères de Santiago aient
défendu, voulu défendre ou eu le devoir de défendre les
pèlerins contre de tels ennemis. Nous pouvons donc conclure que cette
mission n'a jamais figuré au nombre des devoirs et activités de
l'Ordre de Santiago. Il s'agit là d'une légende moderne, dénuée
de tout fondement, que je vous propose d'enterrer officiellement aujourd'hui
ici à Viterbe.
Gardons-nous cependant d'en déduire que les frères n'avaient aucun
rapport avec les pèlerinages. Certes, après l'accord de 1171,
il y a peu de traces de visites de Maîtres ou de frères à Saint-Jacques-de-Compostelle,
encore que beaucoup s'y soient probablement rendus. En revanche, l'Ordre joua
un rôle très actif dans le développement des pèlerinages
en administrant des hôpitaux de pèlerins, comme celui de San Marcos
de Léon, près du pont où le chemin de Saint-Jacques traverse
la rivière Bernesga. … Intégrée à l'Ordre
de Santiago vers 1179, la confrérie de San Marcos devint l'un de ses
couvents dépendants, composé exclusivement de religieux. En 1190,
l'Ordre conclut avec l'évêque de Léon un accord qui définissait
leurs droits respectifs dans l'organisation du couvent. C'est peut-être
la raison pour laquelle ce dernier réussit à conserver une certaine
indépendance au sein de l'Ordre au cours des siècles suivants,
et à garder ses propres archives et biens. L'hôpital de San Marcos
a probablement continué à accueillir les pèlerins par la
suite, même si l'on ne trouve que peu de traces de cette activité dans
ses archives jusqu'en 1442. Cette année-là eut lieu une inspection
officielle suivie de la rédaction d'un rapport, le plus ancien dont on
ait connaissance à ce jour. Ce document, que j'ai publié il y
a vingt ans, montre que la discipline conventuelle s'était considérablement
dégradée, et que l'hôpital de pèlerins, laissé dans
le plus complet abandon, était devenu une étable envahie par le
fumier. Il n'y avait pas de lits et pas un pèlerin n'y avait logé depuis
longtemps. Les inspecteurs, agissant au nom du Maître de l'Ordre, nommèrent
un nouvel administrateur, Pedro Alfonso et établirent un projet de réforme
: nettoyage complet de l'hôpital, installation de douze lits, huit pour
les hommes dans la pièce principale et quatre pour les femmes derrière
un paravent, organisation du ravitaillement, du blanchissage et du budget.
On ne sait si cette réforme porta ses fruits, car on ne dispose pour
San Marcos d'aucun autre rapport d'inspection jusqu'au règne des Rois
Catholiques. Et les livres d'inspection plus tardifs n'ont encore fait l'objet
d'aucune étude systématique quant à l'état des hôpitaux.
Jetons un bref coup d'œil aux autres hôpitaux de pèlerins
tenus par l'Ordre. Celui de Santa Maria de Las Tiendas. près de Calzadilla
de la Cueza existait déjà en 1182, époque à laquelle
il était dirigé par Bernardo Martin, probablement son fondateur.
Celui-ci en fit don à l'Ordre de Santiago en 1190, précisant qu'il était
destiné à l'hébergement des « pauvres du Christ ».
Un document de 1211 indique qu'au moins un quart des ressources de l'établissement
doit être consacré à la nourriture et aux autres besoins
des pèlerins et des pauvres. L'hôpital de Santa Maria de Las Tiendas
a subsisté jusqu'au XIXe siècle. On en trouve la description dans
des rapports d'inspection de la fin du XVe siècle. En 1670, Domenico
Laffi écrit que c'est « un hôpital très grand et très
riche... Ici. on donne aux pèlerins une ration de pain, de vin et de
fromage ». Mais on ne sait pas s'il en a toujours été ainsi,
ou si c'est le résultat des réformes des Rois Catholiques.
Près de Las Tiendas, à Villamartin, se trouvait un autre hôpital
fondé en 1196 par un seigneur Tello Pérez de Meneses pour héberger
les lépreux et les « pauvres du Christ ». Des pèlerins
ont dû y loger, pour autant que la peur de la contagion ne les en ait
pas dissuadés. Tello Pérez fit don de son hôpital à l'Ordre
de Santiago qui le maintint en activité jusqu'au XVIIe siècle, époque à laquelle
il fut transféré à Villalcàzar de Sirga. Las Tiendas
et Villamartin étaient administrés par le même commandeur.
Ces hôpitaux étaient situés sur la route des pèlerins
entre Carriôn et Sahagûn . Bien sûr l'Ordre en avait d'autres
plus proches de la frontière musulmane, à Tolède, Talavera,
Cuenca et Teruel notamment, pour soigner les blessés de guerre et organiser
le rachat des Chrétiens capturés par les Musulmans. Ils ont peut-être
hébergé quelques pèlerins qui, venant d'Espagne centrale
et méridionale, se rendaient à Saint-Jacques-de-Compostelle par
des itinéraires de pèlerinage que l'on connaît mal encore,
mais à ce jour, je n'ai trouvé aucune trace de leur passage.
Signalons enfin que la cathédrale de Saint-Jacques-de-Compostelle détenait
déjà au milieu du XIIIe siècle diverses possessions (hôpitaux
et autres) hors d'Espagne, en France et en Italie notamment, dont, à ma
connaissance, l'étude générale reste à faire. Il
s'agit vraisemblablement de dons offerts à la cathédrale par de
riches pèlerins originaires de ces pays. Il est néanmoins curieux
que de tous les établissements religieux qui jalonnent la route des pèlerins
entre Santa-Maria-de-Roncesvalles et Saint-Jacques-de-Compostelle, seuls ces
deux-là aient su s'attirer autant de générosité.
En 1254, l'archevêque Juan Arias de Santiago et le Maître de l'Ordre,
Payo Pires Correia, échangèrent un certain nombre de biens. Le
Maître donna à l'archevêque la commanderie de Loyo et diverses
autres possessions en Galice, et il reçut en retour la moitié de
la ville de Mérida et plusieurs hôpitaux en Aquitaine, notamment
celui de Pont d'Artigues sur la route des pèlerins qui allait du Puy à Ostabat.
L'histoire de ces hôpitaux est très complexe, et en dépit
des recherches de M. Gutton et du Professeur Benito Ruano, de nombreuses inconnues
subsistent quant au rôle joué par l'Ordre dans les étapes
françaises du pèlerinage, d'autant plus que les livres d'inspection
ne contiennent aucune information sur ces possessions gasconnes.
Je viens, il me semble, de poser plus de problèmes que je n'en ai résolus.
Néanmoins j'espère avoir levé un certain nombre de doutes
: l'Ordre de Santiago a été fondé uniquement pour lutter
contre les Musulmans en Espagne. Il a commencé à étendre
ses possessions et à assumer des missions annexes, tels la repopulation
des terres reconquises, le rachat des captifs et la gestion des hôpitaux
pour les pauvres, les lépreux et les pèlerins. Son lien avec Saint-Jacques
relève plutôt du hasard. Il s'agissait essentiellement d'une alliance
militaire avec l'église de Compostelle, accord aux termes duquel l'Ordre
se trouvait placé sous le patronage de saint Jacques et en adoptait le
nom. Voir aussi l'article d'Alain Demurger : Les
ordres militaires et les chemins de Saint-Jacques
et L'Ordre
de Santiago ou de Saint-Jacques-de l'Epée Rouge
ainsi que les statuts de l'ordre édictés par Alexandre III statuts
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