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LA PRÉDICATION DE SAINT JACQUES EN IRLANDE ET EN BRETAGNE
Denise Péricard-Méa (Université Paris I-Sorbonne)[1]

Au Moyen Age, Irlande et Espagne portent indistinctement les noms de Ibérie ou Hibernie, ce qui incite à des confusions permanentes. La légende de saint Jacques a donc aussi une origine irlandaise. Plusieurs historiens s’accordent à dire que c’est par l’intermédiaire de l’Irlande que l’Espagne a appris, au VIIIe siècle, que saint Jacques était venu prêcher sur son sol puis y avait été inhumé. La Bretagne a hérité à son tour de ce passé celtique de saint Jacques. Et, sans Charles Martel, Locquirec aurait peutêtre pris la place de Compostelle ... et si tout était venu des Egyptiens ?
Un article érudit propre à faire rêver.

LES ORIGINES IRLANDAISES DE LA LÉGENDE.

           Plusieurs historiens s’accordent à dire que c’est par l’intermédiaire de l’Irlande que l’Espagne a appris, au VIIIe siècle, que saint Jacques était venu prêcher sur son sol puis y avait été inhumé. L’Irlande[2] aurait connu ce fait depuis le VIIe siècle par des recueils appelés Bréviaires des apôtres[3], ramenés d’Orient où ils avaient été écrits au début du IIe siècle d’après la tradition orale véhiculée depuis les temps apostoliques. Ils faisaient état de la dispersion des apôtres après la mort du Christ, chacun partant évangéliser une partie du monde. A Jacques est échu l’Occident : « Jacques, fils de Zébédée, frère de Jean, celui qui prêche l’Evangile ici en Hibérie et dans d’autres contrées occidentales »[4]. Ce sont ces textes qui auraient permis en 709 à Aldhem, abbé de Malmesbury de faire de saint Jacques le Primitus Hispanas[5] et à Bède le Vénérable († 735) de parler du « bienheureux Jacques dont le corps repose en Hispania  »[6] et de préciser que « les ossements sacrés de ce bienheureux furent transportés du côté de Hibernis et y furent cachés dans ses ultimes contrées, à savoir face à la mer Britannique »[7]. Dès lors, il devient logique de se demander, alors qu’aucun des Pères de l’Eglise espagnole ne revendique de tradition apostolique[8] pour la péninsule à cette date précoce pourquoi l’Irlande a gardé connaissance d’un élément aussi ponctuel d’une histoire qui n’est pas la sienne. La paronymie entre Irlande et Espagne.

           Les éléments de réponse ne relèvent plus du seul domaine de l’histoire, mais plutôt de la géographie dans la mesure où, au Moyen Age, Irlande et Espagne portent indistinctement les noms de Ibérie ou Hibernie, ce qui incite à des confusions permanentes. Déjà pour les Anciens ces deux terres étaient géographiquement très voisines, presque visibles l’une de l’autre par-dessus l’océan : Tacite[9] décrit  « l’Hibernie, située entre la Bretagne et l’Espagne, à la portée de la mer des Gaules »[10]. Au Ve siècle Orose[11], qui a parcouru toutes ces régions décrit lui aussi « l’île d’Hibernie (Hibernia), située entre la Bretagne (Britanniam) et l’Espagne (Hispaniam) » dont les « parties antérieures qui s’étendent dans l’océan Cantabrique - qu’il appelle ailleurs Britannique[12] - regardent à bonne distance La Corogne ». Remarquons que cet océan Cantabrique a légué son nom à la côte nord de la péninsule ibérique et non à une côte irlandaise. La paronymie entre Hibernis et Iberis se rencontre plus tard chez saint Colomban[13], dont les manuscrits les plus anciens datent du IXe siècle. On la rencontre encore au XIIe siècle, dans un passage du Panthéon où Geoffroy de Viterbe décrit des « moines galiléens » donnant en même temps la foi « à la Bretagne » (Britanniæ) et « aux Espagnols » (Hispanis) ce qui, d’après le contexte, est invraisemblable[14].

           Cette paronymie est bien connue des spécialistes de la culture celte. Elle fut signalée en 1960 par Mario Esposito[15], en 1978 par Christian Guyonvarc’h[16] et plus récemment par Bernard Merdrignac[17], historien spécialiste du haut Moyen Age breton. Pour ce dernier cette paronymie puise sa source dans des origines historico-légendaires communes. Tacite[18] disait déjà que les habitants du sud du pays de Galles avaient pour ancêtres des Ibères ayant traversé la mer pour s’y s’établir. Si celui-ci définissait les Brigantes comme un peuple de Grande-Bretagne, Orose donne Brigantia comme « cité de Galice », la ville de La Corogne[19], homonymie qui traduit bien ces origines communes. Dès le haut Moyen Age, on dit sur le continent que Irlande et Espagne ont été peuplées par « Scota, fille de Pharaon qui serait passée d’Egypte en Scythie puis en Galice avant que son fils Yber ne donne le nom de sa mère à l’Irlande »[20]. Des légendes irlandaises antérieures au XIVe siècle[21] précisent que ce pays originel des Hébères, situé en bordure de la Mer Noire, se serait appelé dans l’Antiquité Hébérie, ou Ibérie, ou Hispanie ( cf. Ibérie ou Kartli en Géorgie orientale).

           Voici  qui éclaire d’un jour nouveau la phrase de Bède le Vénérable citée plus haut, et permet de comprendre comment elle put être importée sans problème d’Irlande en Espagne lorsqu’il en fut besoin. Mais le fait que les Espagnols se soient attribué la légende et le tombeau de saint Jacques n’a nullement empêché les Irlandais, les Ecossais et les Bretons continentaux de continuer à croire que saint Jacques était venu chez eux prêcher l’Evangile. Vers 1130 lorsqu’Orderic Vital raconte la Légende et la Translation de saint Jacques[22] dans Historia Ecclesiastica, il emploie les mots Hispaniam, Hiberis, Galliciæ sans qu’on puisse savoir quel sens géographique il leur attribue exactement. Anglo-normand, ayant peut-être accès aux sources irlandaises et aux écrits de Bède, il est probable qu’il a puisé aux sources utilisées plus tard par Compostelle car il écrit antérieurement à la rédaction du Livre de Saint-Jacques[23].

           Vincent de Beauvais n’a pas non plus été suffisamment explicite pour être compris de tous les copistes. En effet, au XIVe siècle le manuscrit de Douai[24] de son Miroir Historial porte en un passage Hyberie et en un second Hideria. Malheureusement les manuscrits originaux ont disparu mais la confusion n’est pas unique puisqu’on la retrouve dans une traduction de Jean Vegnard[25] au XVe siècle :  « Des apostres ainsi venans à divers climatz du monde par le voloir de Dieu, Jacques arrivé es parties de Hybernie prescha sans crainte et intrepide la parolle de Dieu » A la fin du Moyen Age, les Chronicles of Scotland ne craignent pas d’affirmer que la cité de Compostelle doit sa fondation aux Scots devenus les Ecossais, lors de leur migration depuis l'Egypte[26]. Ces ancêtres communs expliquent peut-être le constant intérêt que les « hommes du Nord » ont porté à la Galice. Toute la dynastie des Stuart est sous le patronage de saint Jacques, qui figure sur le sceptre royal et, dans un livre d'Heures, Jacques IV[27] est représenté avec son patron habillé en pèlerin, témoignage persistant d’une volonté de se référer aux lointains ancêtres venus d’Orient, par la route suivie plus tard par saint Jacques. En effet, d’après des légendes médiévales[28] perdues qui reprennent l’un des thèmes essentiels des romans arthuriens, l’Angleterre aurait été évangélisée par Joseph d’Arimathie, porteur du Graal et saint Jacques aurait été l’un de ses douze compagnons. C’est ce que prétendent les anglais au concile de Bâle, se référant à des « Flos Sanctorum à la lecture de saint Jacques le Mineur » inconnus aujourd’hui mais non contestés par l’ambassadeur espagnol Alfonso de Cartagena[29]

LA PRÉDICATION DE SAINT JACQUES EN BRETAGNE.

           Tout ce qui précède explique la présence insistante en Bretagne continentale d’un saint Jacques original[30], tout imprégné de ces croyances celtiques. En 1963 encore, le cantique de Locquirec[31] évoquait « le pays des Ibères » délivré par l’apôtre « du mal et du péché » qui le reçut lorsqu’il revint après sa mort. La légende prétend aussi que le Yaudet, avant-port de Lannion aurait été évangélisé par l’un des compagnons de Joseph d’Arimathie et, toujours en Trégorrois cette croyance est sculptée sur le calvaire du XVe siècle campé devant l’église Saint-Jacques de Trémeven.

           Du sud au nord de la Bretagne on retrouve obstinément des traces du passage du saint : A Saint-Gildas-de-Rhuys, un fond marin et une pointe de la côte portent son nom comme s’il était surgi de la mer. Tout proche est le bourg Saint-Jacques dont on disait encore en 1636 que c’est celui « par où … saint Jacques passa, et que c'est le chemin de saint Jacques ou Voye lactée »[32]. Par l’intermédiaire des moines de Saint-Gildas-de-Rhuys qui implantèrent un prieuré à Rieux très tôt dans le Moyen Age[33], la légende anime une longue querelle avec la ville voisine, Redon, lorsque celle-ci prend son essor à la fin du XIIIe siècle : elle raconte saint Jacques, tel le Christ, marchant sur les eaux, remontant la Vilaine en empruntant le large ruban d’écume blanche qui souvent, depuis l’embouchure remonte le courant jusqu’à Rieux[34]. « Il était fatigué et voulait s’arrêter à Rieux qui était une grande ville ; mais cette ville était pleine de Huguenots (interpolation tardive évidente … ) et ces mécréants ne permirent point à saint Jacques de se reposer sur ce bord inhospitalier. Le saint, irrité, s’écria d’un ton prophétique O ville de Rieux, tu seras détruite ! et, continuant sa route, il alla fonder la ville de Redon ». Depuis ce temps, la bande d’écume s’appelle « chemin de saint Jacques ».

           Autre trace du passage de saint Jacques au nord de la Bretagne : Selon la Vie de saint Samson[35] rédigée à Dol aux VIIe-VIIIe siècles (?), l’apôtre aurait participé, outre-Manche, à la consécration épiscopale du futur fondateur de monastère de Dol, lors d’une vision miraculeuse. Si le biographe du saint Dolois ne s’embarrasse pas de chronologie puisque Samson vit au VIsiècle, il est clair en revanche qu’il est en accord avec la tradition orale.

           Paradoxalement, le légendaire compostellan mentionne lui aussi un voyage de saint Jacques en Bretagne, dans de fausses chroniques, les chroniques de Dexter qui circulent en Espagne à partir de la fin du XVIe siècle. Selon ces chroniques saint Jacques, venu en Espagne, y laissa l’un de ses disciples avant de partir vers le nord. Saint Jacques lorsqu’il se rendit en Bretagne et dans les autres provinces … montant dans un navire à La Corogne[36] … accosta dans les Bretagnes après avoir laissé saint Pierre (de Ratistensen) comme vicaire aux gens de Braga »[37]

« En l’an 41 … Jacques … visita les Gaules et les Bretagnes et les places fortes de la région de Vannes[38] où il prêcha ; Et il revint à Jérusalem pour consulter la Bienheureuse Vierge Marie et Pierre sur des choses de la plus grande importance ».  Une autre fausse chronique du même auteur associe Marie Salomé à l’épopée de son fils, tout en donnant des précisions d’itinéraires[39]. « Marie Salomé …  revenant avec Jacques … son fils, après avoir parcouru des régions de la Germanie, de l’Angleterre et de l’Italie où il prêcha, mourut de vieillesse le 24 mai de l’an 42 ap. J.C. en arrivant à Vérone, à l’âge de 90 ans ».

LE CORPS DE SAINT JACQUES À LOCQUIREC. voir un article sur Locquirec

           Puisque le saint est venu évangéliser les Bretagnes et l’Irlande, il est naturel que son corps supplicié y soit revenu dans sa barque de pierre. On le retrouve en effet à Locquirec, au fond de la baie de Lannion, « face à la mer Britannique » dans une légende[40], recueillie par écrit à la fin du XIXe siècle, mais à l’évidence beaucoup plus ancienne.

« Un jour, à ce que j’ai ouï dire, ou plutôt une nuit, des marins de cette côte virent sur la mer une barque étrange, en forme de huche à pétrir, qu’enveloppait une nuée lumineuse. Elle venait vers le rivage, contre vents et marées, sans voiles, sans équipage, sans gouvernail. Quand elle eut abordé, les gens s’approchèrent et virent, étendu dans le fond, le corps d’un moine vêtu d’un habit de pèlerin. Des pêcheurs qui avaient voyagé reconnurent saint Jacques et dirent C’est saint Jacques, d’Espagne ou de Turquie. Il vient pour faire des miracles dans notre contrée. Recevons-le avec respect, d’autant plus que saint Kirek est bien vieux. Ainsi fut fait et, depuis lors, saint Jacques habite parmi nous et il est honoré comme patron de la paroisse ».  

           Chaque 25 juillet effectivement, de mémoire d’homme et bien au-delà puisque les premiers documents historiques le mentionnent en 1704 comme un fait habituel[41], le « Grand Pardon » réunit toute la communauté villageoise  afin d’obtenir les faveurs de saint Jacques et d’un autre saint au nom de consonance spécifiquement bretonne, Kirec. Le cérémonial s’ordonne autour d’un double thème, l’enfance et la mer. C’est en effet sous la figure de deux enfants que saint Jacques en costume de pèlerin et saint Kirec en costume d’évêque précèdent les prêtres, eux-mêmes suivis des enfants du village, vêtus d’aubes blanches (photo 1). A la fin de la messe la procession se dirige en chantant vers le port.  Les insignes, portés par les marins tant qu’il y en eut consistent en statues et  bannières de saint Jacques et de la Vierge, grand voilier offert jadis en ex-voto par les rescapés d’un naufrage, et reliquaire contenant une relique jamais mentionnée ailleurs, du « sang de saint Jacques ». Arrivés sur le môle, clergé, statue et enfants embarquent sur un bateau, s’éloignent de quelques encablures et s’immobilisent pour bénir tous les bateaux du port qui viennent demander la protection de saint Jacques, sous les yeux des fidèles assemblés sur les quais. Les trois patrons de la paroisse

           Les premiers documents écrits[42], datant du XVIIIe siècle font état en réalité du patronage simultané de trois saints : Kirec, Jean-Baptiste et Jacques. Dater l’apparition des deux premiers est relativement facile, mais plus ardu pour le troisième. D’après l’étymologie de « Locquirec »[43], Kirec est présent depuis l’apparition du village proprement dit entre les XIe et XIIIe siècles, les plus anciens éléments architecturaux de l’église datant effectivement du XIIe siècle. La tradition affirme que le village s’est constitué autour d’un monastère fondé au VIIe siècle par saint Kirek[44], moine breton envoyé de Tréguier. Le culte de saint Jean Baptiste semble lié lui, à la fondation d’une commanderie d’Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem[45] à une date inconnue mais antérieure au  XVe siècle.

           Quant à saint Jacques son patronage n’apparait concrètement que vers 1630 sous forme d’une monumentale statue coiffant une tourelle du clocher (photo 2). Mais en 1720 encore ce sont les statues de saint Jean et de saint Kirec qui  se font vis-à-vis dans l’église à l’entrée du chœur et le lieu de culte à saint Jacques doit donc être probablement recherché alors à l’extérieur. On peut penser à la présence d’un tombeau puisque la légende dit : « il habite parmi nous ». Localisation du tombeau.

           En 1720 est mentionné « dans le cimetière » un Reliquaire[46] qui pourrait être ce tombeau de saint Jacques. Certes, en Bretagne ce terme de reliquaire est souvent synonyme d’ossuaire[47], ces mots pouvant désigner des bâtiments très divers, allant du modeste appenti à une grande chapelle (La Roche-Maurice[48] ou Saint-Thégonnec[49]). Il est bien connu que partout en France jusqu’au XIIIe siècle on trouvait parfois à l’extérieur des églises, dans les cloîtres ou les cimetières[50], des sarcophages contenant des corps (certains connus pour être saints) placés soit dans de petites chapelles isolées, soit dans des niches pratiquées dans un mur extérieur de l’église[51]. Ainsi était vénéré, au porche occidental de l’église Saint-Seurin à Bordeaux, le tombeau de saint Séverin. En Bretagne, à Dirinon[52], la patronne de la paroisse, sainte Nonne repose ainsi à l’extérieur de son église, dans un tombeau abrité dans une chapelle construite seulement en 1577. A Minihy-Tréguier[53], le tombeau de saint Yves est placé également à l’extérieur de l’église, sans la moindre protection.

           Saint-Jean-du-Doigt[54] permet peut-être de percevoir une évolution de la fonction du reliquaire. Rappelons qu’à l’origine, le mot désigne sans ambiguité une « boîte, coffret où l’on conserve des reliques »[55], la relique étant « ce qui reste d’un saint après sa mort ». C’est également le sens donné depuis 1694 par les éditions successives du Dictionnaire de l’Académie française. Néanmoins, en 1559 apparaît dans un texte le mot « relique » avec le sens de « restes, cendres d’un mort »[56]. A Saint-Jean-du-Doigt, un édifice datant du XVe siècle et nommé « reliquaire »[57], se blottit dans le contrefort sud du clocher (photo 3). Une niche vide l’accompagne, qui dut contenir la statue d’un saint, peut-être celle de saint Meriadec[58], détrôné en 1420 par l’arrivée d’un doigt de saint Jean-Baptiste. Une gravure des années 1845 (photo 4) montre que ce reliquaire était l’objet de la ferveur populaire[59] : On y voit une procession sortant de l’église derrière croix et bannière. On sait qu’au XVIe siècle, ces « reliquaires d’attache » ont perdu en quelque sorte leur fonction sainte et ont servi à recueillir les ossements extraits des tombes de l’église[60]. Ne peut-on supposer que, dans le cadre d’un recentrage général de l’authenticité des reliques, l’Eglise ait convaincu les fidèles que les corps reposant auparavant dans ces anciens reliquaires n’avaient rien de saint et que cet espace pouvait être utilisé à d’autres fins plus pratiques ? Dès lors et par analogie, on peut penser que le « reliquaire » de Locquirec, plus ou moins semblable à celui de Saint-Jean-du-Doigt, a pu abriter le sarcophage contenant le corps de saint Jacques. A l’appui de cette hypothèse, deux constations : la première est la présence de la statue du saint au haut du clocher, présence relativement rare qui signale souvent la présence d’un tombeau ou d’une relique importante[61] (ainsi en est-il à la cathédrale de Compostelle) ; la seconde constatation est le fait qu’il subsiste (photo 5), dans le mur méridional extérieur de l’église, quelques pierres agencées curieusement dans une ouverture murée dont on peut supposer qu’il s’agit des restes de ce « reliquaire ». Il aurait été brisé, en même temps que d’autres éléments du cimetière, par des révolutionnaires venus de Morlaix[62] en 1790, et ses restes auraient été pieusement rassemblés par quelque main fidèle.  Fonction du reliquaire

           Un autre fait plaide en faveur de la présence du corps de saint Jacques dans ce « reliquaire » : Les registres paroissiaux[63] du XVIIIe siècle montrent par trois fois au moins que des bébés morts y étaient enterrés. Il convient de remarquer qu’il ne s’agit pas d’enfants morts sans baptême, même si le premier cité a été simplement ondoyé :

- Le 4 mai 1733 « a esté enterré dans le Reliquaire de Locquirec un enfant née du jour précédent … ondoyée à la maison »

- « Jean Le Galloedec, agé d’onze mois, décédé le 25 mars 1739 a esté le jour suivant enterré dans le Reliquaire de Locquirec … »

- « Françoise Le Goff, âgée d’environ 5 mois, décédée le 17 avril 1739, a esté le jour suivant enterrée dans le Reliquaire de Locquirec … » On retrouve là une coutume longtemps fréquente[64], curieuse néanmoins à cette époque où l’on s’efforce au contraire, arrêts du Parlement de Bretagne à l’appui, d’enterrer dans le cimetière[65]. Il doit donc exister une raison particulière à ce qu’il faut considérer comme une exception :  Sachant combien saint Jacques est réputé savoir guider les morts au long de leur voyage vers le ciel aussi bien qu’il sait guider les voyageurs au long des routes, sachant en outre qu’au Moyen Age en Allemagne il est parfois patron des enfants orphelins[66], n’est-il pas possible de croire que c’était à son corps que l’on confiait les enfants morts de Locquirec ? N’est-ce pas en mémoire de cela que, le jour du Pardon, saint Jacques est figuré par un enfant et qu’il est entouré de tous les jeunes de la paroisse ? On peut peut-être aussi rapprocher cette coutume de la découverte faite en 1991 lors d’une fouille de sauvetage à Norges-la-Ville[67] où les archéologes bourguignons[68] ont mis à jour un sarcophage, sans couvercle, reposant à l’extérieur de l’église, contre le mur sud de la nef actuelle et contenant un squelette d’adulte au-dessus duquel avaient été disposés, en trois couches distinctes, dix-sept enfants dont plusieurs très jeunes. Le seul élément de datation - très hypothétique - est la présence voisine d’un tesson du Xe siècle. Il est donc possible que, siècle après siècle, quelques enfants choisis selon des critères qui nous échappent aient été inhumés directement sur un corps adulte qu’on peut supposer plus ou moins en odeur de sainteté et capable de guider ces âmes innocentes sur la route du Paradis. N’en fut-il pas ainsi à Locquirec ? Le « Sang » de saint Jacques.

           Locquirec pousse encore plus loin son originalité en conservant précieusement une relique absolument unique, une goutte de « Sang de saint Jacques » (photo 6). Une authentique l’accompagne, délivrée par Rome en 1887 :

relique du sang de saint Jacques à Locquirec

« … particules sacrées du sang de saint Jacques le Majeur, apôtre … que nous avons trouvées dans une boîte que l’on nous a montrée. Cette boîte est en argent, de forme ovale, elle est munie d’un unique cristal et est garnie à l’intérieur d’un tissu de soie de couleur rouge … ». L’évêché de Quimper ne conserve aucun dossier sur le sujet[69], aucune histoire ne cherche à expliquer cette présence qui semble naturelle à tous. On peut simplement supposer que la relique, cachée à la Révolution, a été restituée à l’église mais aucune tradition orale n’en a été gardée. Cette singulière relique a-t-elle été offerte par une des familles nobles de la région, dont les écussons très abîmés figuraient encore sur les vitraux en 1679[70] ? Plusieurs portaient des coquilles dans leurs armes et plusieurs comptaient parmi leurs membres des chevaliers de l’Ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem. Connaissant l’intérêt de cet ordre pour saint Jacques et pour Compostelle on peut alors supposer que cette légende originale et la présence du corps de saint Jacques à Locquirec ont poussé les chevaliers à s’intéresser à cette presqu’île restée très longtemps à l’écart des routes qui sillonnaient la Bretagne. A un moment où  Compostelle voulait fédérer autour d’elle tout le culte de saint Jacques, ils auraient alors contribué à l’oblitération de la légende irlandaise au profit de la légende compostellane. On peut également inverser la supposition et penser que les chevaliers de Jérusalem auraient, à un quelconque moment de tension politique entre Bretagne et Espagne implanté la légende pour concurrencer Compostelle ! On peut enfin noter - mais peut-être n’est-ce que coïncidence - que l’église de Locquirec est, avec la paroisse de Lanmeur dont elle dépend, une enclave de l’évêché de Dol, Dol dont nous avons vu que le premier évêque, Samson fut consacré par saint Jacques … Quoiqu’il en soit, par souci de normalisation avec la tradition dominante, saint Jacques de Locquirec a peu à peu cédé la place à saint Jacques d’Espagne.

 


NOTES

[1]Que soient ici remerciées toutes les personnes qui m’ont si volontiers consacré de leur temps pour m’aider à mieux comprendre leur Bretagne : Hélène Leroux, présidente des Amis de Saint-Jacques-Bretagne qui m’a incitée à travailler le sujet ; le père Chevalier, recteur de Locquirec ; frère Marc Simon de l’abbaye de Saint-Guénolé ; le père Castel et le père Dilasser, responsables de l’Art Sacré ; le père Le Floc’h, archiviste de l’évêché de Quimper ; Bernard Merdrignac, Université de Rennes II ; Jean Tanguy, professeur à l’Université de Bretagne occidentale à Brest.

[2]R. Plötz,  « Les origines du culte de saint Jacques à Compostelle », Europalia 85, Santiago de Compostela, catalogue de l’exposition de Gand, 1985, p. 27-39.

[3]R. Plötz, …

[4]Breviarum apostolorum, cités et commentés par PLÖTZ, (R.) (voir note 1)

[5]cité par R. Plötz (voir note 1)

[6]Homélie XCII, Migne, Pat. lat. t. 94, p. 494, cité par M. de Menaca, Histoire de saint Jacques et de ses miracles, Nantes, Université,1987.

[7]Migne, Pat. Lat. t. 94, p. 926-927-930.

[8]R. Plötz (voir note 1)

[9]Tacite, Agric. XI, cité par G.S. Walker, S. Columbani Opera, Dublin, 1970, p.23, n. 1

[10]Tacite, Vie d’Agricola, ch. XXIV, cité par  P. Boissonnade, « Les relations entre l’Aquitaine, le Poitou et l’Irlande du Ve au IXe siècle », Bulletin de la société des Antiquaires de l’Ouest, Poitiers, 1917, p. 181-202.

[11]Orose, Histoires (contre les païens), éd. M.C Arnaud-Lindet, Paris, Les belles lettres, 1990, t. I, p. XI-XII

[12]Orose … t.I, Livre I, 2, 63.

[13] Ep. II, 9, éd. G.S. Walker,  S. Columbani Opera, Dublin, 1970, p. 21.

[14]cité par B. Merdrignac, « La “ désacralisation “ du mythe celtique de la navigation vers l’autre monde : l’apport du dossier hagiographique de saint Malo », Ollodagos, vol. V, 1, p. 13-43.

[15]M. Esposito, « An apocryphal book of Enoch and Elias », Celtica, V, 1960, p.198-200 (n. 1 p.200)

[16]C.J. Guyonvarc’h, Textes mythologiques irlandais, Rennes, 1978, supplément à Ogam tradition celtique, t. I, p. 17, n. 1.

[17] B. Merdrignac, Recherches sur l’hagiographie armoricaine du VIIe au XVe siècle, Alet, 1985, 2 vol.

[18]Tacite, Agric. XI, cité par G.S. Walker, S. Columbani Opera, Dublin, 1970, p.23, n. 1

[19]Orose … p. 31-32.

[20]W. Matthews, « The Egyptians in Scotland : the political history of a myth », Viator, I, 1970, p. 289-306. Bernard Merdrignac envisage prochainement de revenir sur ce sujet.

[21]L. Tachet de Barneval, Histoire légendaire de l’Irlande, Paris, 1856, p. 1-23.

[22]Orderic Vital, Historiæ ecclesiasticæ libri I, éd. Le Proust pour la société de l’Histoire de France, Paris, 1845

[23] La date la plus ancienne proposée actuellement est 1137.

[24] Douai, bibl. mun. 797 vol.II, fol. 10 v°, lib. IX, c. 7, XIVe siècle, aimablement lu par Monique Paulmier-Foucart.

[25]Vincent miroir historial, trad. Jean Vegnard, éd. A. Vérard, Paris, 1495-1496, 5 vol., 9e livre, t II, fol. iiii, chap. VII.

[26] J. Higgitt, Notice n°421, catalogue de l’exposition Santiago de Compostela, Gand, 1985

[27](1473-1513)

[28] chroniques perdues auxquelles se réfère Albert Le Grand, Vie des saints, 1637.

[29]Prosistas castellanos del siglo XV, éd. D. Mario PENNA, Madrid, 1959, p. 210-226.

[30]H. Leroux et D. Péricard-Méa, « Une dévotion spécifiquement bretonne à saint Jacques-de-Turquie », Le Pays malouin, 16 février, 23 février, 2 mars 1990, traduit en turc à Ankara dans Kultur, n°99, mai-juin 1993, « Brötonlarin Türkiyeli, Saint-Jacques, a duyduklari özel ilgi », p. 64-67                                 

[31]Archives de l’abbaye Saint-Guénolé à Landévennec, Finistère, communiqué par frère Marc Simon.

[32]Dubuisson-Aubanay, Itinéraire de Bretagne, 1636, Bibliophiles bretons, Nantes, 1898,t. I, p. 168.

[33]R. Couffon, « Notes sur les cultes de saint Jacques et de saint Eutrope en Bretagne. Contribution à l’étude des chemins de Compostelle au Moyen Age », Bulletin de la société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 1968, p. 31-75.

[34]P. Sébillot, Petite légende dorée de la Haute-Bretagne, Nantes, 1897.

[35]H. Guillotel, « Les origines du ressort de l’archevêché de Dol », Mémoires de la société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 1977, p.31-68, d’après les anc. catal. épiscopaux de la province de Tours, Paris 1890, p. 95 n.1. et R. Fawtier, La vie de saint Samson, I, 43-44 p. 138-140, renseignement aimablement communiqué par Bernrd Merdrignac.

[36] Rappelons que Tacite mentionne le peuple des Brigantes en Grande-Bretagne.

[37]Chronique de Flavius Lucius Dexter († en 444 ou en 616), pseudonyme de Roman de La Higuera qui , à la fin du XVIe siècle, compose au nom de plusieurs chroniqueurs du VIIsiècle ( éd. Fr. Bivarii, 1619 puis Migne, P.L. T. XXXI, p. col. 1-6350;

Dans Inter Prolegomena  est citée une lettre de l’évêque portugais Hugues à Maurice, évêque de Braga ( Maurice Bourdin, antipape sous le nom de Grégoire VIII à l’époque de Calixte II, †1114),

[38]id, P.L. t. XXXI, col. 135 : Rediens Jacobus Gallias invisit, ac Britannias, ac Venetiarum oppida, ubi prædicat; ac Hierosolymam revertitur, de rebus gravissimis consulturus Beatam Virginem et Petrum.

J. Usserio, alias James Uscher , Britannicarum ecclesiarum antiquitates, Londini, 1687, p.3-4 et 388 localise  Venetiarum oppida  par cette note : in Britannia Armorica . On peut aussi traduire par Venise, ce qu’on n’ont pas manqué de faire les Vénitiens, qui conservent également un chef de saint Jacques.

[39]Fausse chronique dite par La Higuera « chronique de Heleca, évêque de Saragosse » (†903) (voir note 35) 

[40]A. Le  Braz, « Les saints bretons d'après la tradition  populaire », Annales de Bretagne, t.XI,  n°2, 1896.

[41]Arch. dép. Finistère, 132 G 1 Locquirec, comptes de la fabrique (1704-1785)

[42]Arch. dép. Finistère, 132 G 1 Locquirec, comptes de la fabrique (1704-1785)

[43] B. Tanguy, Dictionnaire des noms de communes, trèves et paroisses du Finistère, Douarnenez, 1990, p. 121, précise que la forme sincère du nom Kirec ne peut être que Guirec ; il estime que Albert Le Grand, qui distingue ces deux noms, a confondu à tort Guirec et Gwevroc sur la simple analogie de leurs deux noms.

R. Larguillière, Les saints et l’organisation chrétienne primitive dans l’Armorique bretonne, Rennes, 1925, p. 17 et 218 n.24

[44] G. A. Lobineau, Les vies des saints de Bretagne, 1725, rééd. Nantes, 1836, t.I, p.136-138

[45] Elle dépendait du Palacret, cne. Saint-Laurent, cant. Bégard, arr. Guingamp, (Côtes-d’Armor). Cette commanderie fut unie au XVIe siècle à celle de la Feuillée, dont la fondation daterait de la première moitié du XIIe siècle, faite pour héberger les voyageurs traversant les difficiles monts d’Arrée

[46]abbé Guillotin de Corson, Les Templiers et les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem dits chevaliers de Malte, en Bretagne, Nantes, 1902, p.37 et n. 1.

[47]J. Taylor, Ch. Nodier, A. de Cailleux, Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, Bretagne, 1846,  rééd. 2 vol. en un tome, Interlivres, Paris, s.d. après 1977 ; A. Mussat, Arts et cultures de Bretagne, un millénaire, Paris, 1979 ; A. Croix, La Bretagne aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, 1981

[48]cant. Ploudiry, arr. Brest, Finistère

[49] arr. Morlaix, Finistère

[50]d’après Viollet-Le-Duc , Encyclopédié médiévale, 1840-1854, rééd. adapt. G. Bernage, Bayeux, 1978, 2 tomes en un volume, t. II, p.76

[51] d’après Viollet-Le-Duc … t. II, p. 76-77, art. « tombeau »

[52]cant. Landerneau, arr. Brest, Finistère

[53] cant. Tréguier, arr. Lannion, Côtes-d’Armor

[54]cant. Lanmeur, arr. Morlaix, Finistère

[55]F. Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française (IXe-XVe siècles), Paris, 1891-1902

[56]C.N.R.S. Nancy, Trésor de la langue française, Gallimard, Paris, 1990.
E. Huguet, Dictionnaire de la langue française au XVIe siècle, Paris, 1925, donnait déjà un sens élargi au mot « relique » : reste des morts, spécialement os et cendres des saints.

[57]J. Charpy, et H. Waquet, , Dictionnaire des églises de France, Paris, 1968, IV A Bretagne, art. Saint-Jean-du-Doigt, p. 141.

[58]H. Waquet, « A propos de Pencran et de Saint-Jean-du-Doigt », Bulletin de la société archéologique du Finistère, t. LXXXI, 1955, Annexes, p.XXXII

[59]J. Taylor, Ch. Nodier, A. de Cailleux, Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, Bretagne, 1846,  rééd. 2 vol. en un tome, Interlivres, Paris, s.d. après 1977.

[60]A. Mussat, Arts et cultures de Bretagne, un millénaire, Paris, 1979, p. 218

[61] D. Péricard-Méa, « Le corps de saint Jacques à Angers », à paraître dans 303, Arts, Recherches et Créations, revue du Conseil Régional des Pays de Loire, janvier 1994.

[62]A. Nicol, « L’église de Locquirec », Bulletin paroissial, supplément n°10, août 1990, p.9.

[63]Arch. dép. Finistère, 5 F Locquirec, B.M.S. (1698-1750)

[64]remarque de J. Tanguy, en référence à ses propres travaux et à ceux de A. Croix, La Bretagne aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, 1981, t. 2, p. 1020.

[65]dir. M. Dilasser, Un pays de Cornouailles, Locronan et sa région, Paris, 1979, art. J. Tanguy, p. 268 et svtes.

[66]J.H. Huffer,  « Die spanische Jacobusverehrung in ihren Ausstrahlungen auf Deutschland », Historisches Jahrbuch, hgg von Johannes Spörl, 74. Band, München, 1954, p.124-138, cité par B. Piet, L’Autriche et le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle, Mémoire de maîtrise d’allemand, Université du Mans, 1992.

[67]cant. Fontaine-lès-Dijon, arr. Dijon, Côte-d’Or.

[68]sous la direction de Frédéric Devevey, cité par Cécile Treffort, Université Lyon II, notice dans Archéologie médiévale, 1992, p. 453.

[69] Recherche effectuée par le père J.L. Le Floc’h, archiviste de l’évêché en novembre 1992.

[70]Pitre de Lisle de Dreneuc, Armoiries et prééminences des familles bretonnes dans les églises du ressort de Morlaix et de Lanmeur, trève de Locquirec, 1679, relevées par François Bouyn seigneur de Rains, cité par Pondaven et Abgrall, « Locquirec, Notices sur les paroisses du diocèse de Quimper et Léon », Extraits du bulletin diocésain d’histoire et d’archéologie, Quimper, 1919, t. VI.

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