La légende raconte,- c'était il y a bien longtemps,- qu'un
troupeau paissait calmement au bord de la Vienne, comme à l'accoutumée.
Rien de surprenant à cela, l'herbe était dense et savoureuse,
les veaux ne tarissaient pas de gambades dans la petite vallée.
Cela aurait pu être un jour comme un autre, si soudain, l'un d'eux ne
s'était arrêté net au bord du ruisseau, si figé par
la surprise que ses empreintes, -vous pouvez le vérifier !- sont restées
gravées dans le rocher. Pas de pêcheurs d'écrevisses ce
soir-là dans l'eau claire: mais un bloc de pierre couché là,
inhabituel, grisâtre, venu Dieu seul sait d'où. Le veau se met à meugler.
Il appelle, encore et encore, à la fois effrayé et attiré par
une force étrange. Lentement le troupeau s'ébranle, se dirige
vers le ruisseau. Et là, les bêtes s'immobilisent, fascinées.
Là-haut, à la ferme, les paysans intrigués sortent dans
la cour, puis se hâtent vers le bord de la vallée : la curiosité fait
place à l’inquiétude. Que se passe t’il ? Un noyé,
que la rivière a charrié jusqu'à l'entrée du ruisseau
? Une bête malade ? Ils se précipitent au bas de l'escarpement.
Ce qu'ils ont découvert ce jour-là, on en a parlé ensuite
bien longtemps dans tout le pays. Car là, arrivé on ne sait comment,
il y avait -devinez quoi ? - un personnage allongé sur les galets…,
une belle statue tout en pierre, polie par le temps et le voyage... Avec les
remous de l'eau tout autour, elle semblait bien vivante. Les gens se sont approchés,
apeurés. Nul ne voulait y toucher par crainte d’un sort…
- On dirait la figure d’un saint Homme ! disaient les uns.
- Un saint Perdu ! Mais comment a-t-il pu venir jusque là ? demandaient
les autres.
De question en question, ils s'en sont allés jusqu'au village. Les sabots
allaient bon train par les chemins ! Leur découverte leur donnait des
ailes. Vite, il fallait s'en ouvrir à Monsieur le Curé… Un
saint Perdu ! Qu'allait-on en faire ? On ne pouvait quand même pas le
laisser dormir là dans le ruisseau. Qui sait ce qui aurait pu s’ensuivre
?...
Monsieur le Curé, troublé par tant d'effervescence, ne se fit
pas prier pour se rendre compte... Et les galoches reprirent le chemin en sens
inverse, plus vite encore qu'elles n'étaient venues. Après maintes
palabres, et d'un commun accord, il fut décidé que le saint ne
pouvait loger qu'à l'église : sa place était toute trouvée.
Chacun y alla donc de tout son courage, et, tirant, poussant, on sortit du
ruisseau la statue. Dieu, qu’elle pesait lourd ! On eut dit que le saint
ne voulait pas bouger d’ici. Hommes et chevaux suaient, ahanaient… Enfin
il fut sur le pré, et malgré leur curiosité, plusieurs
refusèrent de s’approcher : c’était bien connu, un
saint pouvait donner le mal aux bêtes et aux gens ; comme il pouvait
l’enlever, d’ailleurs ! Encore fallait-il trouver la bonne personne,
pour intercéder avec force prières et dévotions…
Les plus forts, encouragés par Monsieur le Curé, hissèrent
la statue, à grands renforts de cordages et de planches, sur une solide
charrette. Puis l’arrière-arrière-grand-père du grand
père de Marcelin, un costaud dont la réputation n’était
plus à faire, s’en fut chercher deux paires de bœufs dans
sa ferme : des bêtes énormes, courageuses à la tâche,
et promptes à démarrer un attelage, fut-il de plomb. Malgré cela,
les gens des villages alentour furent appelés en renfort pour parvenir
en haut de la montée, tant était raide l’accès au
chemin.
La statue fut conduite en l’église d’Etagnac sous bonne escorte,
et érigée dans une niche faite à la hâte pour l’accueillir.
Monsieur le Curé dit une messe à laquelle assista toute la paroisse,
et l’on crut l’affaire close. De nombreux visiteurs vinrent de tout
le voisinage pour « se rendre compte », on supputa à qui
mieux mieux à quoi pourrait bien être utile ce nouveau saint, le
saint Perdu, ou saint Pardoux, dans le langage du cru. Et le soir venu, chacun
rentra chez soi, dans l’expectative : on verrait bien à l’usage.
D’ailleurs les saints, tout comme les fontaines, ça peut servir à tant
de choses ! Le lendemain, quand le bon curé vint sonner mâtines,
il crut rêver : la niche était vide ! Il se mit à tirer
si fort sur la corde que la cloche ameuta tout le village : force fut à chacun,
alors, de constater que le saint avait bel et bien disparu.
Et tout en bas, près de la rivière, de nouveau les bêtes
lâchées dans le pré couraient vers le ruisseau, se regroupaient
là en meuglant doucement, comme si elles parlaient entre elles d’une
chose tout à fait extraordinaire. La statue était revenue à la
même place.
Tout le pays en fut retourné. La peur se mêlait à l’excitation,
chacun y allait d’une possible explication, mais cela resta un mystère.
On en conclut que le saint était doté d’un grand pouvoir.
De concert avec ses ouailles, Monsieur le curé décida de faire
une nouvelle tentative : la charrette fut consolidée, les bœufs
liés, et l’attelage s’ébranla. Mais pourquoi ne parvenaient-ils
pas à arracher la charge dans la montée ? La statue semblait peser
de plus en plus lourd, certains dirent même qu’elle avait grandi… De
nouveau on manda l’arrière-arrière grand-père du
grand-père de Marcelin : il s’en fut chercher une troisième
paire de bœufs qui étaient au repos là-haut dans les Forts,
vers Bel-Air. Qu’à cela ne tienne, on finirait bien par le sortir,
ce saint récalcitrant, il ne pouvait demeurer sa vie durant dans un pré au
bord du ruisseau d’Etricor.
Et pourtant ! Si un jour vous vous promenez dans ces charmantes vallées
de Charente limousine, entre deux chemins creux, il y a fort à parier
que vos errances vous conduisent jusqu’à la chapelle Grandmontaine
de Saint-Pardoux. Les saints ont toujours gain de cause. Celui-ci voulait rester
là où la rivière l’avait déposé, entre
l’eau et les bêtes, dans la douceur d’un vallon paisible.
Après que le curé en eut référé à ses
supérieurs, il fut décidé de construire cette petite église
pour abriter la statue. L’ouvrage fut confié aux maçons
de l’endroit. Les murs sortaient de terre lentement, et dès qu’ils
furent à hauteur d’homme on redressa le saint pour le caler sur
un socle de pierre. Les gens prirent l’habitude de lui parler. Un matin à l’heure
de la pause, quand le premier soleil vient dissoudre la brume sur le pré,
et faire étinceler la rivière, un des maçons s’assit
là, taillant de larges tranches dans son pain au lard. Le saint le regardait
manger. « Ah ! Tu en voudrais bien aussi, lui dit-il, en langue d’oc,
cela va de soi, l’homme finissant son casse-croûte. Eh bien non
! Tu n’en auras pas… » Il saisit son marteau, assena un coup
bref sur le pied de la statue, et lui cassa un orteil. On le retrouva mort la
semaine suivante, près de la porte qu’il s’apprêtait à terminer.
Depuis ce temps là, les pèlerins qui viennent honorer saint Pardoux
s’inclinent respectueusement devant la statue, touchent le pied avec ferveur,
ou déposent un baiser sur l’orteil mutilé, avant d’allumer
le cierge de la prière. Des milliers de fidèles ont foulé la
terre battue de cette petite église, aux proportions si harmonieuses
qu’elle ne pouvait être édifiée que par l’amour
d’hommes de foi. L’hommage se poursuit avec la procession, qui s’ébranle à droite
de la porte d’entrée, rejoint la rivière en un grand ovale
avant de revenir à la chapelle. Le même chant répété monte
sans cesse dans la vallée :
«
Saint Pardoux, ô notre bon père,
Garde notre troupeau,
Entends notre prière !
Et soutiens tes enfants, toujours ! »
Ensuite, les gens vont faire le tour de la chapelle, puis trois fois celui
de la stèle, et ils glissent entre les vieilles pierres de petits carrés
de papier plié, contenant des touffes de poils d’animaux : ainsi
vaches, chiens, brebis et chevaux seront protégés durant l’année
contre toute épidémie… Certains vont revoir dans le rocher
les empreintes du veau qui découvrit le premier la statue, d’autres
se rendent à la bonne fontaine dans la montée, y remplissent
leurs « fioles » d’eau de source pour guérir d’une
maladie et se garder du mauvais sort.
Et les mauvais sorts, ils vous arrivaient on ne savait d’où, en
ce temps-là ! D’aucuns vous diront bien que ça n’a
guère changé. Un voisin mal intentionné regardait-il votre
vache d’un air jaloux ? On pouvait présumer que le lait allait
tarir, ou que la bête pouvait mourir… On se rendait alors chez
la dame de Brillac, ou encore chez madame Martin d’Etagnac, pour lui
expliquer la situation. Une épidémie se déclarait-elle
sur les brebis, un veau tombait-il malade ? Il fallait trouver d’où venait
cette misère. La dame brûlait le rameau de noisetier de l’année
que vous apportiez, mettait le charbon à flotter sur l’eau. « Cela
provient-il de saint Jean ? Saint Eutrope ? Saint Marc ? Saint Georges ? » L’énumération
continuait jusqu’à ce que le charbon coule au fond du récipient,
révélant alors d’où provenait le mal.
C’est alors que les dévotions pouvaient commencer. Tout était
rigoureusement codifié. Telle maladie nécessitait le voyage dans
cette chapelle, dont on faisait trois fois le tour, en récitant une invocation
précise, telle autre impliquait de se rendre vers une fontaine et d’en
prélever l’eau à des dates données. Pour les humains
cela fonctionnait de la même façon : un enfant avait-il des convulsions
? On devait alors se rendre dans les Monts de Blond pour y effectuer une « dévotion ».
Tel couple voyait-il son « petit » dépérir sans cause
plausible ? La famille cherchait alors la personne qui avait reçu la « recommandation »,
et capable de « faire le nécessaire ».
On ne compte pas le nombre d’interventions auprès de fontaines
réputées bonnes pour les rhumatismes, ou le « mal bleu »,
ni les diverses prières adressées aux saints ou à des lieux
réputés guérisseurs. Entre les hommes et les éléments
s’étaient tissés des relations étroites dont souvent
dépendait la survie à travers des rites dont on a oublié le
sens.
On retrouve le culte de Saint Pardoux dans nombre d’endroits. A Etricor,
actuellement, c’est en principe le second dimanche d’octobre qu’on
vient de toutes parts honorer le saint, et lui faire ses demandes. Le prêtre
conduit toujours la procession, et le pèlerinage se poursuit comme une
fête champêtre toute la matinée. A l’heure du repas,
brioches et gâteaux font leur apparition sur les étals montés à l’entrée
du chemin, pour la joie des enfants un peu las de la marche. Puis chacun rentre
chez soi rassuré, on va déposer à la porte des étables
un peu d’eau ou de feuillage béni, et tout se termine dans les
agapes familiales.
On assure que les animaux participent même de loin à ce pèlerinage, à travers
l’offrande qui est faite de crins, de poils ou de plumes, et du feu que
la dévotion allume aux centaines de cierges dans l’église.
On dit aussi qu’il y a de cela des éons (une éternité),
bien avant la naissance de l’arrière-arrière grand-père
du grand-père de Marcelin, et ce dernier nous a quitté voici bien
des années, -saint Pardoux ait son âme-, des « dévotions » avaient
déjà lieu entre la rivière et la bonne fontaine, sur les
rochers. On pouvait y voir allumés des feux près desquels les
gens dansaient en psalmodiant des prières qui se perdent dans la nuit
des temps, tandis que la lune poursuivait sa course entre les nuages. Mais de
ce temps là, je n’ai trouvé personne pour me raconter le
chant. Et si les vents s’en souviennent, ils l’ont relégué avec
les légendes du temps des loups, que les vieux racontent le soir à la
veillée, en grillant les châtaignes dans le « diable » qu’on
secoue bien fort pour les cuire à point sur la braise.
*voir l'article sur saint Pardoux
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