page établie le 15/03/2005
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Les processions à Etricor

Anne Savy est émailleur à Limoges et poète. Très attachée à ses racines et aux traditions de sa région d’origine, elle est allée en pèlerinage, à pied, à ce petit sanctuaire local encore très fréquenté, Etricor, aux limites de la Haute-Vienne et de la Charente. On y invoque saint Pardoux. Chemin faisant, elle a interrogé les anciens et rassemblé les éléments de son enquête dans un joli conte qui vient compléter les éléments historiques donnés par Martine Larigauderie-Beijaud dans l’article intitulé « Saint d’octobre. Saint Pardoux et Grandmont »*.
Elle vend ses tableaux et bijoux dans la galerie de Limoges qui porte son nom mais elle offre son texte aux visiteurs de notre site.


La légende raconte,- c'était il y a bien longtemps,- qu'un troupeau paissait calmement au bord de la Vienne, comme à l'accoutumée. Rien de surprenant à cela, l'herbe était dense et savoureuse, les veaux ne tarissaient pas de gambades dans la petite vallée.
Cela aurait pu être un jour comme un autre, si soudain, l'un d'eux ne s'était arrêté net au bord du ruisseau, si figé par la surprise que ses empreintes, -vous pouvez le vérifier !- sont restées gravées dans le rocher. Pas de pêcheurs d'écrevisses ce soir-là dans l'eau claire: mais un bloc de pierre couché là, inhabituel, grisâtre, venu Dieu seul sait d'où. Le veau se met à meugler. Il appelle, encore et encore, à la fois effrayé et attiré par une force étrange. Lentement le troupeau s'ébranle, se dirige vers le ruisseau. Et là, les bêtes s'immobilisent, fascinées.
Là-haut, à la ferme, les paysans intrigués sortent dans la cour, puis se hâtent vers le bord de la vallée : la curiosité fait place à l’inquiétude. Que se passe t’il ? Un noyé, que la rivière a charrié jusqu'à l'entrée du ruisseau ? Une bête malade ? Ils se précipitent au bas de l'escarpement. Ce qu'ils ont découvert ce jour-là, on en a parlé ensuite bien longtemps dans tout le pays. Car là, arrivé on ne sait comment, il y avait -devinez quoi ? - un personnage allongé sur les galets…, une belle statue tout en pierre, polie par le temps et le voyage... Avec les remous de l'eau tout autour, elle semblait bien vivante. Les gens se sont approchés, apeurés. Nul ne voulait y toucher par crainte d’un sort…
- On dirait la figure d’un saint Homme ! disaient les uns.
- Un saint Perdu ! Mais comment a-t-il pu venir jusque là ? demandaient les autres.
De question en question, ils s'en sont allés jusqu'au village. Les sabots allaient bon train par les chemins ! Leur découverte leur donnait des ailes. Vite, il fallait s'en ouvrir à Monsieur le Curé… Un saint Perdu ! Qu'allait-on en faire ? On ne pouvait quand même pas le laisser dormir là dans le ruisseau. Qui sait ce qui aurait pu s’ensuivre ?...

Monsieur le Curé, troublé par tant d'effervescence, ne se fit pas prier pour se rendre compte... Et les galoches reprirent le chemin en sens inverse, plus vite encore qu'elles n'étaient venues. Après maintes palabres, et d'un commun accord, il fut décidé que le saint ne pouvait loger qu'à l'église : sa place était toute trouvée. Chacun y alla donc de tout son courage, et, tirant, poussant, on sortit du ruisseau la statue. Dieu, qu’elle pesait lourd ! On eut dit que le saint ne voulait pas bouger d’ici. Hommes et chevaux suaient, ahanaient… Enfin il fut sur le pré, et malgré leur curiosité, plusieurs refusèrent de s’approcher : c’était bien connu, un saint pouvait donner le mal aux bêtes et aux gens ; comme il pouvait l’enlever, d’ailleurs ! Encore fallait-il trouver la bonne personne, pour intercéder avec force prières et dévotions…
Les plus forts, encouragés par Monsieur le Curé, hissèrent la statue, à grands renforts de cordages et de planches, sur une solide charrette. Puis l’arrière-arrière-grand-père du grand père de Marcelin, un costaud dont la réputation n’était plus à faire, s’en fut chercher deux paires de bœufs dans sa ferme : des bêtes énormes, courageuses à la tâche, et promptes à démarrer un attelage, fut-il de plomb. Malgré cela, les gens des villages alentour furent appelés en renfort pour parvenir en haut de la montée, tant était raide l’accès au chemin.
La statue fut conduite en l’église d’Etagnac sous bonne escorte, et érigée dans une niche faite à la hâte pour l’accueillir. Monsieur le Curé dit une messe à laquelle assista toute la paroisse, et l’on crut l’affaire close. De nombreux visiteurs vinrent de tout le voisinage pour « se rendre compte », on supputa à qui mieux mieux à quoi pourrait bien être utile ce nouveau saint, le saint Perdu, ou saint Pardoux, dans le langage du cru. Et le soir venu, chacun rentra chez soi, dans l’expectative : on verrait bien à l’usage. D’ailleurs les saints, tout comme les fontaines, ça peut servir à tant de choses ! Le lendemain, quand le bon curé vint sonner mâtines, il crut rêver : la niche était vide ! Il se mit à tirer si fort sur la corde que la cloche ameuta tout le village : force fut à chacun, alors, de constater que le saint avait bel et bien disparu.
Et tout en bas, près de la rivière, de nouveau les bêtes lâchées dans le pré couraient vers le ruisseau, se regroupaient là en meuglant doucement, comme si elles parlaient entre elles d’une chose tout à fait extraordinaire. La statue était revenue à la même place.
Tout le pays en fut retourné. La peur se mêlait à l’excitation, chacun y allait d’une possible explication, mais cela resta un mystère. On en conclut que le saint était doté d’un grand pouvoir. De concert avec ses ouailles, Monsieur le curé décida de faire une nouvelle tentative : la charrette fut consolidée, les bœufs liés, et l’attelage s’ébranla. Mais pourquoi ne parvenaient-ils pas à arracher la charge dans la montée ? La statue semblait peser de plus en plus lourd, certains dirent même qu’elle avait grandi… De nouveau on manda l’arrière-arrière grand-père du grand-père de Marcelin : il s’en fut chercher une troisième paire de bœufs qui étaient au repos là-haut dans les Forts, vers Bel-Air. Qu’à cela ne tienne, on finirait bien par le sortir, ce saint récalcitrant, il ne pouvait demeurer sa vie durant dans un pré au bord du ruisseau d’Etricor.
Et pourtant ! Si un jour vous vous promenez dans ces charmantes vallées de Charente limousine, entre deux chemins creux, il y a fort à parier que vos errances vous conduisent jusqu’à la chapelle Grandmontaine de Saint-Pardoux. Les saints ont toujours gain de cause. Celui-ci voulait rester là où la rivière l’avait déposé, entre l’eau et les bêtes, dans la douceur d’un vallon paisible.
Après que le curé en eut référé à ses supérieurs, il fut décidé de construire cette petite église pour abriter la statue. L’ouvrage fut confié aux maçons de l’endroit. Les murs sortaient de terre lentement, et dès qu’ils furent à hauteur d’homme on redressa le saint pour le caler sur un socle de pierre. Les gens prirent l’habitude de lui parler. Un matin à l’heure de la pause, quand le premier soleil vient dissoudre la brume sur le pré, et faire étinceler la rivière, un des maçons s’assit là, taillant de larges tranches dans son pain au lard. Le saint le regardait manger. « Ah ! Tu en voudrais bien aussi, lui dit-il, en langue d’oc, cela va de soi, l’homme finissant son casse-croûte. Eh bien non ! Tu n’en auras pas… » Il saisit son marteau, assena un coup bref sur le pied de la statue, et lui cassa un orteil. On le retrouva mort la semaine suivante, près de la porte qu’il s’apprêtait à terminer.
Depuis ce temps là, les pèlerins qui viennent honorer saint Pardoux s’inclinent respectueusement devant la statue, touchent le pied avec ferveur, ou déposent un baiser sur l’orteil mutilé, avant d’allumer le cierge de la prière. Des milliers de fidèles ont foulé la terre battue de cette petite église, aux proportions si harmonieuses qu’elle ne pouvait être édifiée que par l’amour d’hommes de foi. L’hommage se poursuit avec la procession, qui s’ébranle à droite de la porte d’entrée, rejoint la rivière en un grand ovale avant de revenir à la chapelle. Le même chant répété monte sans cesse dans la vallée :

« Saint Pardoux, ô notre bon père,
Garde notre troupeau,
Entends notre prière !
Et soutiens tes enfants, toujours ! »


Ensuite, les gens vont faire le tour de la chapelle, puis trois fois celui de la stèle, et ils glissent entre les vieilles pierres de petits carrés de papier plié, contenant des touffes de poils d’animaux : ainsi vaches, chiens, brebis et chevaux seront protégés durant l’année contre toute épidémie… Certains vont revoir dans le rocher les empreintes du veau qui découvrit le premier la statue, d’autres se rendent à la bonne fontaine dans la montée, y remplissent leurs « fioles » d’eau de source pour guérir d’une maladie et se garder du mauvais sort.
Et les mauvais sorts, ils vous arrivaient on ne savait d’où, en ce temps-là ! D’aucuns vous diront bien que ça n’a guère changé. Un voisin mal intentionné regardait-il votre vache d’un air jaloux ? On pouvait présumer que le lait allait tarir, ou que la bête pouvait mourir… On se rendait alors chez la dame de Brillac, ou encore chez madame Martin d’Etagnac, pour lui expliquer la situation. Une épidémie se déclarait-elle sur les brebis, un veau tombait-il malade ? Il fallait trouver d’où venait cette misère. La dame brûlait le rameau de noisetier de l’année que vous apportiez, mettait le charbon à flotter sur l’eau. « Cela provient-il de saint Jean ? Saint Eutrope ? Saint Marc ? Saint Georges ? » L’énumération continuait jusqu’à ce que le charbon coule au fond du récipient, révélant alors d’où provenait le mal.
C’est alors que les dévotions pouvaient commencer. Tout était rigoureusement codifié. Telle maladie nécessitait le voyage dans cette chapelle, dont on faisait trois fois le tour, en récitant une invocation précise, telle autre impliquait de se rendre vers une fontaine et d’en prélever l’eau à des dates données. Pour les humains cela fonctionnait de la même façon : un enfant avait-il des convulsions ? On devait alors se rendre dans les Monts de Blond pour y effectuer une « dévotion ». Tel couple voyait-il son « petit » dépérir sans cause plausible ? La famille cherchait alors la personne qui avait reçu la « recommandation », et capable de « faire le nécessaire ».
On ne compte pas le nombre d’interventions auprès de fontaines réputées bonnes pour les rhumatismes, ou le « mal bleu », ni les diverses prières adressées aux saints ou à des lieux réputés guérisseurs. Entre les hommes et les éléments s’étaient tissés des relations étroites dont souvent dépendait la survie à travers des rites dont on a oublié le sens.
On retrouve le culte de Saint Pardoux dans nombre d’endroits. A Etricor, actuellement, c’est en principe le second dimanche d’octobre qu’on vient de toutes parts honorer le saint, et lui faire ses demandes. Le prêtre conduit toujours la procession, et le pèlerinage se poursuit comme une fête champêtre toute la matinée. A l’heure du repas, brioches et gâteaux font leur apparition sur les étals montés à l’entrée du chemin, pour la joie des enfants un peu las de la marche. Puis chacun rentre chez soi rassuré, on va déposer à la porte des étables un peu d’eau ou de feuillage béni, et tout se termine dans les agapes familiales.
On assure que les animaux participent même de loin à ce pèlerinage, à travers l’offrande qui est faite de crins, de poils ou de plumes, et du feu que la dévotion allume aux centaines de cierges dans l’église. On dit aussi qu’il y a de cela des éons (une éternité), bien avant la naissance de l’arrière-arrière grand-père du grand-père de Marcelin, et ce dernier nous a quitté voici bien des années, -saint Pardoux ait son âme-, des « dévotions » avaient déjà lieu entre la rivière et la bonne fontaine, sur les rochers. On pouvait y voir allumés des feux près desquels les gens dansaient en psalmodiant des prières qui se perdent dans la nuit des temps, tandis que la lune poursuivait sa course entre les nuages. Mais de ce temps là, je n’ai trouvé personne pour me raconter le chant. Et si les vents s’en souviennent, ils l’ont relégué avec les légendes du temps des loups, que les vieux racontent le soir à la veillée, en grillant les châtaignes dans le « diable » qu’on secoue bien fort pour les cuire à point sur la braise.

*voir l'article sur saint Pardoux

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