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mise à jour le 15 janvier, 2009 Connaître saint Jacques. Comprendre Compostelle. survol du site Page précédente Accueil
 

L’Ordre de Santiago et le pèlerinage de Saint-Jacques

Cette communication a été présentée au colloque organisé par le Centre italien d’études compostellanes et par l’université de la Tuscia à Viterbe, en collaboration avec le Conseil de l’Europe. Il s’est tenu à Viterbe du 28 septembre au 1er octobre 1989, sous le titre Les traces du pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle dans la culture européenne. Les Actes ont été publiés dans la revue du Conseil de l’Europe, Patrimoine culturel, n°20, 1992. Le professeur britannique Derek W. LOMAX, aujourd’hui décédé, fut un éminent spécialiste de l’ordre de Santiago, auquel il consacra sa thèse soutenue à Madrid en 1965, La Orden de Santiago, 1170-1275. Prié par l’organisateur d’exposer «les relations entre les pèlerinages de Saint-Jacques et son ordre militaire», il démontre avec autorité que «l'Ordre de Santiago a été fondé uniquement pour lutter contre les Musulmans en Espagne» et «que le devoir de protection des pèlerins n’a jamais existé». Le professeur LOMAX proposait "d'enterrer officiellement cette légende à Viterbe". Il n'a pas été entendu.
Dans l’ambiance de l’époque et pour ne pas répondre complètement par la négative à la question posée, il cherche néanmoins un rôle possible pour l’Ordre en relation avec le pèlerinage. Il le trouve dans l’administration des hôpitaux qui lui étaient confiés. Ces hôpitaux recevaient "les pauvres, les lépreux et les pèlerins" et certains étaient situés sur les itinéraires déduits du Guide du pèlerin. L’examen des documents relatifs à ces hôpitaux ne lui permettant pas toutefois de décrire cette activité comme ayant été très développée, les traces des pèlerins effectivement reçus étant très ténues.

De tous les ordres militaires fondés dans l'Espagne médiévale, le plus grand, le plus riche, le plus puissant et le plus célèbre fut sans conteste l'Ordre de Santiago. Et naturellement on a toujours eu tendance à lui supposer des liens étroits avec le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle. C'est ainsi d'ailleurs que plusieurs Britanniques désireux d'écrire un ouvrage sur les chemins de Saint-Jacques ont demandé à me consulter, persuadés qu'ayant fait quelques recherches sur l'Ordre je devais être un spécialiste de pèlerinage. Conclusion erronée, s'il en est : de tous les intervenants ici présents, c'est moi qui connais le moins la question, et si j’ose prendre la parole aujourd'hui, c'est seulement à la prière de mon bon ami le Professeur Caucci von Saucken, qui m'a demandé d'exposer ce que j'ai pu découvrir sur les relations entre les pèlerinages de Saint-Jacques et son ordre militaire.
L'Ordre fut d'abord une confrérie religieuse de chevaliers fondée par le roi Ferdinand II de Léon le 1er août 1170 à Caceres en Estrémadure. Elle devait défendre la ville contre les Almohades et soutenir le souverain dans les campagnes qu'il menait dans cette province. La confrérie, qui avait à sa tête Pedro Fernândez, s’appela d'abord « Congrégation des Frères de Câceres ». Puis le 12 janvier 1171, à la suite d'un accord conclu avec Pedro Gudesteiz, archevêque de Saint-Jacques-de-Compostelle, elle prit le nom «Ordre de Santiago». L'archevêque devint frère honoraire de l'Ordre, éleva son Maître la dignité de chanoine honoraire de Saint-Jacques, et consacra les frères « vassaux et chevaliers de Saint Jacques l'Apôtre pour combattre sous sa bannière pour l'honneur de l'Eglise et la propagation de la Foi ». Il leur remit une bannière de saint Jacques, et promit son appui : il les aiderait de ses conseils et leur fournirait armes, troupes et subsides. Pour leur part, les frères s'engageaient à défendre Albuquerque, possession de l'archevêché compostellan en Estrémadure. De toute évidence, l'archevêque et le Maître voyaient dans cet accord le moyen de défendre ensemble les biens que l'Ordre et la cathédrale compostellane détenaient en Estrémadure et notamment Câceres, Albuquerque et Mérida. Diego Gelmirez, rappelons-le, avait obtenu du Pape Calixte II l'érection du siège de Compostelle en archevêché en le persuadant d'y transférer les droits métropolitains dont avait joui l'évêché de Mérida à l'époque wisigothique, bien qu'au XIIe siècle ce dernier ait entièrement disparu. Cependant, si les Chrétiens réussissaient à reprendre Mérida et à y rétablir l'ancien évêché, il était à craindre que les nouveaux évêques de Mérida consacrent leur temps et leur énergie à récupérer les droits métropolitains perdus et à réduire à nouveau Saint-Jacques au rang de simple évêché, sans aucun diocèse suffragant. L'on comprend donc bien pourquoi Pedro Gudesteiz voulait avoir le nouvel ordre militaire pour allié en Estrémadure. Cette alliance présida aux campagnes estrémaduriennes du XIIe siècle, à la reconquête et à la repopulation de Mérida. et déjoua toutes les tentatives de rétablissement de l'évêché après 1230.
Les accords de 1171 étaient essentiellement une alliance entre le nouvel ordre militaire et le vieux siège compostellan pour assurer la défense de leurs intérêts en Estrémadure. La bannière de saint Jacques, le canonicat de Compostelle et le titre de « vassaux de l'Apôtre » que l'archevêque conférait aux frères, n'étaient que l'expression rituelle et liturgique de cette alliance. Tout comme d'ailleurs le changement de nom des frères de Câceres : cette appellation « Ordre de Santiago » et le choix de l'Apôtre comme saint patron étaient des aspects mineurs, encore que spectaculaires, de cette alliance.
Dès 1171 le nouvel Ordre se développe rapidement, s'étend aux autres royaumes chrétiens de la péninsule ibérique, et s'organise à peu près sur le modèle des autres ordres militaires, des Templiers notamment. En 1175, le Pape Alexandre III approuve officiellement le nouvel « Ordre de Santiago », sa Règle et sa Constitution, proclamant : « tous vos efforts doivent tendre vers un but unique, combattre pour la défense du nom Chrétien ». Nombre de documents de cette époque-là attestent en effet que l'Ordre a été créé pour lutter contre les Musulmans, « pour combattre toujours contre les ennemis de la croix du Christ pour la défense de la Chrétienté ». Ils révèlent également les intentions des frères : d'abord la défense des territoires chrétiens contre les attaques des Almohades, puis une avance militaire qui détruirait le pouvoir politique musulman en Espagne, et enfin la conquête du Maroc et de Jérusalem.
L'Ordre avait-il aussi d'autres buts ? Luciano Huidobro, dans son ouvrage Las peregrinaciones jacobeas, indique que les chevaliers de l'Ordre « s'occupèrent dès le début de la protection des pèlerins », thèse qui apparaît dans beaucoup d'ouvrages modernes. Selon Altamira par exemple. l'Ordre « a pris le nom de Santiago, parce que ses chevaliers se consacraient avant tout à la protection des pèlerins se rendant à Compostelle », avis que partagent bien d'autres auteurs dont Helyot, Woodhouse, Seward, Abram, Davies, Atkinson, Starkie et Pastor.
Bien sûr, cette idée est entièrement fausse. Les propos du Pape Alexandre III excluent, à l'évidence, toute autre mission que la lutte contre l'Islam; et pour les quatre siècles suivants, je n'ai trouvé aucun texte attestant que les frères de Santiago aient jamais défendu des pèlerins ou qu'ils en aient eu le devoir. Cette thèse n'apparaît pas davantage dans les milliers de documents conservés dans les archives de l'Ordre, non plus que dans aucune version de ses Règles et Statuts, lesquels avaient précisément pour but de définir les devoirs des frères, ni dans les premières histoires de l'Ordre, écrites par les commandeurs Orozco et Parra en 1486 et par Rades y Andrada en 1572. Selon moi, le silence total des documents vaut certitude : si le devoir de protection des pèlerins n'apparaît nulle part, c'est qu'il n'a jamais existé.
Les Templiers, eux, ont défendu les pèlerins allant à Jérusalem contre les attaques des Musulmans de Syrie et d'Arabie, cela ne fait aucun doute. Aussi j'incline à penser que ce sont les historiens des XVIIe et XVIIIe siècles qui sont à l'origine de cette erreur : voulant que l'Ordre de Santiago égale en prestige celui des Templiers, ils lui ont attribué la même mission de défense des pèlerins, négligeant le fait que c'est à Compostelle que ces derniers se rendaient.
Quels étaient donc les ennemis ? Pour Helyot suivi en cela par plusieurs auteurs qui manifestement n'ont pas regardé une carte, il s'agissait des « Maures qui faisaient obstacle à la dévotion des pèlerins allant à Compostelle ». Or en 1170 cela faisait 173 ans qu'aucune troupe musulmane n'avait mis les pieds en Galice, et il n'y avait aucune forteresse musulmane à moins de 200 kilomètres d'un point quelconque de la route des pèlerins ; Organiser sa défense contre de possibles attaques des Musulmans aurait été aussi inutile que de fortifier Ravenne contre de possibles attaques des Magyars. Cette idée de la menace musulmane est si absurde, que les historiens récents l'ont abandonnée, même si certains persistent à affirmer que les frères avaient le devoir de protéger les pèlerins.
Les plus prudents d'entre eux se gardent d'identifier ces ennemis hypothétiques. D'autres parlent de bandits ou de barons brigands. De fait, cette catégorie d'individus ne faisait sûrement pas défaut tout au long de la route. Mais aucun historien n'apporte la preuve que les frères de Santiago aient défendu, voulu défendre ou eu le devoir de défendre les pèlerins contre de tels ennemis. Nous pouvons donc conclure que cette mission n'a jamais figuré au nombre des devoirs et activités de l'Ordre de Santiago. Il s'agit là d'une légende moderne, dénuée de tout fondement, que je vous propose d'enterrer officiellement aujourd'hui ici à Viterbe.

Gardons-nous cependant d'en déduire que les frères n'avaient aucun rapport avec les pèlerinages. Certes, après l'accord de 1171, il y a peu de traces de visites de Maîtres ou de frères à Saint-Jacques-de-Compostelle, encore que beaucoup s'y soient probablement rendus. En revanche, l'Ordre joua un rôle très actif dans le développement des pèlerinages en administrant des hôpitaux de pèlerins, comme celui de San Marcos de Léon, près du pont où le chemin de Saint-Jacques traverse la rivière Bernesga. … Intégrée à l'Ordre de Santiago vers 1179, la confrérie de San Marcos devint l'un de ses couvents dépendants, composé exclusivement de religieux. En 1190, l'Ordre conclut avec l'évêque de Léon un accord qui définissait leurs droits respectifs dans l'organisation du couvent. C'est peut-être la raison pour laquelle ce dernier réussit à conserver une certaine indépendance au sein de l'Ordre au cours des siècles suivants, et à garder ses propres archives et biens. L'hôpital de San Marcos a probablement continué à accueillir les pèlerins par la suite, même si l'on ne trouve que peu de traces de cette activité dans ses archives jusqu'en 1442. Cette année-là eut lieu une inspection officielle suivie de la rédaction d'un rapport, le plus ancien dont on ait connaissance à ce jour. Ce document, que j'ai publié il y a vingt ans, montre que la discipline conventuelle s'était considérablement dégradée, et que l'hôpital de pèlerins, laissé dans le plus complet abandon, était devenu une étable envahie par le fumier. Il n'y avait pas de lits et pas un pèlerin n'y avait logé depuis longtemps. Les inspecteurs, agissant au nom du Maître de l'Ordre, nommèrent un nouvel administrateur, Pedro Alfonso et établirent un projet de réforme : nettoyage complet de l'hôpital, installation de douze lits, huit pour les hommes dans la pièce principale et quatre pour les femmes derrière un paravent, organisation du ravitaillement, du blanchissage et du budget.
On ne sait si cette réforme porta ses fruits, car on ne dispose pour San Marcos d'aucun autre rapport d'inspection jusqu'au règne des Rois Catholiques. Et les livres d'inspection plus tardifs n'ont encore fait l'objet d'aucune étude systématique quant à l'état des hôpitaux. Jetons un bref coup d'œil aux autres hôpitaux de pèlerins tenus par l'Ordre. Celui de Santa Maria de Las Tiendas. près de Calzadilla de la Cueza existait déjà en 1182, époque à laquelle il était dirigé par Bernardo Martin, probablement son fondateur. Celui-ci en fit don à l'Ordre de Santiago en 1190, précisant qu'il était destiné à l'hébergement des « pauvres du Christ ». Un document de 1211 indique qu'au moins un quart des ressources de l'établissement doit être consacré à la nourriture et aux autres besoins des pèlerins et des pauvres. L'hôpital de Santa Maria de Las Tiendas a subsisté jusqu'au XIXe siècle. On en trouve la description dans des rapports d'inspection de la fin du XVe siècle. En 1670, Domenico Laffi écrit que c'est « un hôpital très grand et très riche... Ici. on donne aux pèlerins une ration de pain, de vin et de fromage ». Mais on ne sait pas s'il en a toujours été ainsi, ou si c'est le résultat des réformes des Rois Catholiques.
Près de Las Tiendas, à Villamartin, se trouvait un autre hôpital fondé en 1196 par un seigneur Tello Pérez de Meneses pour héberger les lépreux et les « pauvres du Christ ». Des pèlerins ont dû y loger, pour autant que la peur de la contagion ne les en ait pas dissuadés. Tello Pérez fit don de son hôpital à l'Ordre de Santiago qui le maintint en activité jusqu'au XVIIe siècle, époque à laquelle il fut transféré à Villalcàzar de Sirga. Las Tiendas et Villamartin étaient administrés par le même commandeur.
Ces hôpitaux étaient situés sur la route des pèlerins entre Carriôn et Sahagûn . Bien sûr l'Ordre en avait d'autres plus proches de la frontière musulmane, à Tolède, Talavera, Cuenca et Teruel notamment, pour soigner les blessés de guerre et organiser le rachat des Chrétiens capturés par les Musulmans. Ils ont peut-être hébergé quelques pèlerins qui, venant d'Espagne centrale et méridionale, se rendaient à Saint-Jacques-de-Compostelle par des itinéraires de pèlerinage que l'on connaît mal encore, mais à ce jour, je n'ai trouvé aucune trace de leur passage.
Signalons enfin que la cathédrale de Saint-Jacques-de-Compostelle détenait déjà au milieu du XIIIe siècle diverses possessions (hôpitaux et autres) hors d'Espagne, en France et en Italie notamment, dont, à ma connaissance, l'étude générale reste à faire. Il s'agit vraisemblablement de dons offerts à la cathédrale par de riches pèlerins originaires de ces pays. Il est néanmoins curieux que de tous les établissements religieux qui jalonnent la route des pèlerins entre Santa-Maria-de-Roncesvalles et Saint-Jacques-de-Compostelle, seuls ces deux-là aient su s'attirer autant de générosité. En 1254, l'archevêque Juan Arias de Santiago et le Maître de l'Ordre, Payo Pires Correia, échangèrent un certain nombre de biens. Le Maître donna à l'archevêque la commanderie de Loyo et diverses autres possessions en Galice, et il reçut en retour la moitié de la ville de Mérida et plusieurs hôpitaux en Aquitaine, notamment celui de Pont d'Artigues sur la route des pèlerins qui allait du Puy à Ostabat. L'histoire de ces hôpitaux est très complexe, et en dépit des recherches de M. Gutton et du Professeur Benito Ruano, de nombreuses inconnues subsistent quant au rôle joué par l'Ordre dans les étapes françaises du pèlerinage, d'autant plus que les livres d'inspection ne contiennent aucune information sur ces possessions gasconnes.
Je viens, il me semble, de poser plus de problèmes que je n'en ai résolus. Néanmoins j'espère avoir levé un certain nombre de doutes : l'Ordre de Santiago a été fondé uniquement pour lutter contre les Musulmans en Espagne. Il a commencé à étendre ses possessions et à assumer des missions annexes, tels la repopulation des terres reconquises, le rachat des captifs et la gestion des hôpitaux pour les pauvres, les lépreux et les pèlerins. Son lien avec Saint-Jacques relève plutôt du hasard. Il s'agissait essentiellement d'une alliance militaire avec l'église de Compostelle, accord aux termes duquel l'Ordre se trouvait placé sous le patronage de saint Jacques et en adoptait le nom.

Voir aussi l'article d'Alain Demurger : Les ordres militaires et les chemins de Saint-Jacques
et L'Ordre de Santiago ou de Saint-Jacques-de l'Epée Rouge
ainsi que les statuts de l'ordre édictés par Alexandre III statuts

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