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  LES VOYAGES À PIED

Extrait du Jacquet vendéen,n° 4, décembre 2001

Nous ne voyageons donc point en courriers, mais en voyageurs.
Nous ne songeons pas seulement aux deux termes, mais à l'intervalle qui les sépare.
Le voyage même est un plaisir pour nous. Nous ne le faisons point tristement assis et comme emprisonnés dans une petite cage bien fermée. Nous ne voyageons point dans la mollesse et dans le repos des femmes. Nous ne nous ôtons ni le grand air, ni la vue des objets qui nous environnent, ni la commodité de les contempler à notre gré quand il nous plaît. Emile n'entra jamais dans une chaise de poste, et ne court guère en poste s'il n'est pressé. Mais de quoi jamais Emile peut-il être pressé? D'une seule chose, de jouir de la vie. Ajouterai-je, et de faire du bien quand il le peut ? Non, car cela même est jouir de la vie.
Je ne conçois qu'une manière de voyager plus agréable que d'aller à cheval, c'est d'aller à pied. On part à son moment, on s'arrête à sa volonté, on fait tant et si peu d'exercice qu'on veut. On observe tout le pays ; on se détourne à droite, à gauche ; on examine tout ce qui nous flatte, on s'arrête à tous les points de vue. Aperçois-je une rivière, je la côtoie ; un bois touffu, je vais sous son ombre ; une grotte, je la visite ; une carrière, j'examine les minéraux. Partout où je me plais, j'y reste. A l'instant que je m'ennuie, je m'en vais. Je ne dépends ni des chevaux ni du postillon. Je n'ai pas besoin de choisir des chemins tout faits, des routes commodes ; je passe partout où un homme peut passer ; je vois tout ce qu'un homme peut voir ; et, ne dépendant que de moi-même, je jouis de toute la liberté dont un homme peut jouir. Si le mauvais temps m'arrête et que l'ennui me gagne, alors je prends des chevaux. Si je suis las... Mais Emile ne se lasse guère ; il est robuste ; et pourquoi se lasserait-il ? il n'est point pressé. S'il s'arrête, comment peut-il s'ennuyer ? il porte partout de quoi s'amuser. Il entre chez un maître, il travaille : il exerce ses bras pour reposer ses pieds.
Voyager à pied, c'est voyager comme Thaïes, Platon et Pythagore. J'ai peine à comprendre comment un philosophe peut se résoudre à voyager autrement et s'arracher à l'examen des richesses qu'il foule aux pieds et que la terre prodigue à sa vue. Qui est-ce qui, aimant un peu l'agriculture, ne veut pas connaître les productions particulières au climat des lieux qu'il traverse, et la manière de les cultiver ? qui est-ce qui, ayant un peu de goût pour l'histoire naturelle, peut se résoudre à passer un terrain sans l'examiner, un rocher sans l'écorner, des montagnes sans herboriser, des cailloux sans chercher des fossiles ? Vos philosophes de ruelles étudient l'histoire naturelle dans des cabinets, ils ont des colifichets, savent des noms, et n'ont aucune idée de la nature. Mais le cabinet d'Emile est plus riche que ceux des rois ; ce cabinet est la terre entière. Chaque chose y est à sa place : le naturaliste qui en prend soin a rangé le tout dans un fort bel ordre : Daubenton ne ferait pas mieux.
Combien de plaisirs différents on rassemble par cette agréable manière de voyager ! sans compter la santé qui s'affermit, l'humeur qui s'égaye. J'ai toujours vu ceux qui voyageaient dans de bonnes voitures bien douées, rêveurs, tristes, grondants ou souffrants ; et les piétons toujours gais, légers, et contents de tout. Combien le cœur rit quand on approche du gîte ! Combien un repas grossier paraît savoureux ! avec quel plaisir on se repose à table ! Quel bon sommeil on fait dans un mauvais lit !
Quand on ne veut qu'arriver, on peut courir en chaise de poste ;

Jean-Jacques ROUSSEAU, L'Emile,1762

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