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À suivre Alphonse Dupront, le pèlerinage ferait partie des " données d'une anthropologie de l'homme en sa vie de religion, nullement liées à une religion institutionnellement établie ", qui se retrouve dans un très grand nombre de cultures et revêt une dimension " planétaire " (Du sacré, Paris, 1987, p. 366). Alors, pourquoi s'interroger de nouveau sur les "identités pèlerines" ? Le pèlerin se caractérise tout d'abord par le choix d'un lieu. Or, tout sanctuaire n'est pas lieu de pèlerinage… Quels critères rendent-ils attractif l'un ou l'autre ? Ce peut être le souvenir d'un événement marquant dans la vie du fondateur d'une religion ou d'une grande figure de son histoire : ainsi Jérusalem qui concentre des hauts lieux propres au judaïsme, au christianisme et à l'islam. Ce peut être aussi, très fréquemment, la présence d'un objet vénéré, le tombeau d'un personnage de haute réputation spirituelle (prophète, saint, imam) ou une représentation figurée, tableau ou statue, dont la tradition a transmis les vertus miraculeuses. Mais qu'on ne s'y trompe pas : plus qu'un lieu de mémoire, le sanctuaire apparaît comme un lieu de présence où le fidèle vient rencontrer son dieu et rechercher un contact privilégié avec lui. Ce ne serait donc qu'au prix d'un glissement sémantique — abusif ? — que le terme de pèlerinage en est venu à s'appliquer à des " lieux de mémoire ", comme les sites camisards, dans les Cévennes, pour la famille protestante, peu perméable à la démarche pérégrine. Autant d'éléments qui demandent à se voir préciser d'une religion à l'autre et en fonction des divers types de sanctuaires. Toute visite à un tombeau ou toute prière dans un lieu de culte constitue un pèlerinage ? Le pèlerin est ensuite un voyageur, comme le rappelle le sens étymologique du terme peregrinus : le pèlerinage est une affaire qui engage le corps, à plus d'un titre. Mais, là encore, tout voyageur n'est pas pèlerin ! Même si le déplacement effectué offre l'occasion de satisfaire une curiosité de nature touristique — le trait est signalé à bien des époques —, il présente d'autres caractères. Il est courant d'insister sur la rupture que celui-ci introduit avec les pratiques quotidiennes du temps et de l'espace. La rupture s'impose également avec les usages religieux traditionnels en vigueur dans les structures institutionnelles d'encadrement (vie paroissiale ou prière collective du vendredi à la mosquée). Rarement imposé — sauf la visite de La Mecque dans l'islam — le pèlerinage viendrait donc combler un manque laissé par la norme, qu'il soit entrepris à titre individuel ou par ralliement à une organisation collective. C'est l'occasion d'explorer diverses voies d'affirmation identitaire. La première serait une voie intérieure : il faut se penser pèlerin, comme l'a exprimé Charles Péguy, et non seulement marcheur ou touriste. Mais qui part marcheur, peut revenir pèlerin… Il convient aussi de se montrer pèlerin aux yeux des autres, pour que l'on vous identifie comme tel, vous respecte et vous secourt, sûr de ne pas être abusé par une fausse identité : la tenue, les insignes et autres certificats délivrés par les institutions sont les canaux les plus visibles d'une telle démonstration. Enfin, l'identification des pèlerins fut une préoccupation partagée par tous les pouvoirs tant religieux que civils. En règle générale, les clercs ont cherché à encadrer les pèlerinages, préférant les entreprises collectives aux initiatives privées, vite soupçonnées de dérives. Le pèlerinage individuel n'en vendrait-il pas à manifester une forme d'indépendance vis-à-vis de l'institution ? Guidés par des préoccupations plus profanes, les gouvernants n'auraient-ils pas aussi contribué à transformer la pratique de tels voyages, comme tendent à le prouver des études menées pour l'époque moderne en Europe occidentale, en faisant glisser l'identité pèlerine du côté du vagabondage. Le pèlerin est enfin quelqu'un que pousse une motivation personnelle, la poursuite d'un but précis, la quête d'un recours. À cet égard, la fonction thérapeutique des sanctuaires se révèle une constante qui transcende les diverses inspirations religieuses. Le pèlerinage est intimement lié à la vie et à la mort : le christianisme fut-il seul à en faire une métaphore spirituelle de la condition humaine ? Du corps, le souci de guérison a pu s'étendre à l'esprit, avide de savoir et de sagesse, ainsi qu'à l'âme : la recherche du salut est loin d'être demeurée étrangère aux pèlerins chrétiens ; de même, le pèlerinage à La Mecque n'est-il pas le propre de tout "bon" musulman ? Les bienfaits du voyage et l'échange auquel il a donné lieu peuvent alors se prolonger après le retour par le truchement des souvenirs rapportés à cette fin et pour des proches associés de la sorte à la démarche. L'identité pèlerine est-elle temporaire, durable ou permanente ? Dans la même perspective, le pèlerinage chrétien a longuement revêtu une dimension pénitentielle dont on peut se demander si elle est partagée par d'autres religions et si elle persiste encore… Ne serait-elle pas supplantée par une quête de nature principalement identitaire ? Certes, cette dernière ne fut pas ignorée de la pratique ancienne des pèlerinages, notamment à l'époque moderne, où se distinguait ainsi l'appartenance catholique face aux réformés, et ceci d'autant plus que la destination était un sanctuaire marial. De nos jours, cette quête aurait tendance à s'intérioriser dans une recherche de soi, menée à la faveur de l'entrée en un temps et un espace tout autre. Mais est-il besoin de partir pour se livrer à une telle introspection ? L'objection fut présentée par bien des maîtres spirituels qui virent dans le pèlerinage un divertissement et invitèrent à suivre d'autres voies, tel saint François de Sales en cette exhortation : " Arrestons-nous là, nous aurons assez à faire réduire en effet nos résolutions ". La pente naturelle veut que l'historien se penche de préférence sur les exemples démonstratifs, en l'occurrence les "grands" lieux de pèlerinage. Pourtant, en contexte chrétien, les publications les plus récentes sur le sujet invitent à faire entrer sur le devant de la scène une myriade de sanctuaires modestes, objets d'une fréquentation régulière dont la prise en compte infléchit quelque peu l'image qui s'attachait jusqu'alors au pèlerinage. Sans vouloir pousser trop loin le paradoxe et tout en ayant conscience de la gageure scientifique que constituerait une telle approche, on en vient à se demander dans quelle mesure l'étude des lieux où les pèlerinages ont échoué ne serait pas aussi instructive pour comprendre les ressorts profonds de ces pieux "voyages"… Catherine Vincent |
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