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La Fête et le sacré.
Pardons et pèlerinages en Bretagne aux XVIIe et XVIIIe siècles

Voici le compte-rendu, publié dans Archives de sciences sociales des religions, avril-juin 2000*, d’un ouvrage écrit par un historien moderniste breton, Georges Provost** : une lecture pour réfléchir aux finalités des pèlerinages et à leur évolution aux XVIIe et XVIIIe siècles. Cette utilisation des pèlerinages lors de la Contre-Réforme se démarque de la période médiévale tout comme de la période post-révolutionnaire. Une seule interrogation : la mention du Tro-Breiz comme un pèlerinage médiéval. N’est-il pas plutôt une adaptation XIXe du pèlerinage médiéval des Sept-Saints ?
* avec leur aimable autorisation

 

 

Les pardons et pèlerinages bretons, avant même le "revival" actuel de certains d'entre eux, ont frappé tous les observateurs depuis la fin du XVIIIe siècle. Étant donné la «celtomanie» des premiers folkloristes, on ne manquait pas d'y voir un trait immémorial, juste assez «païen» pour intéresser la science. Cette hypothèse, peut-être acceptable en de très rares cas (comme la Troménie de Locronan, étudiée par Donatien Laurent), est ici comme ailleurs fort problématique. Aussi le premier grand mérite du travail de Georges Provost est-il de rendre à l'histoire ce qui lui appartient en étudiant les modalités de la mise en place, aux XVIIe et XVIIIe siècle, de la plupart des traits typiques de ces cérémonies collectives. Cela permettant, en même temps, de mesurer en des termes évaluables la spécificité bien réelle de l'espace culturel breton : «Reconnaissons qu'il ne nous aurait point déplu, écrit l'auteur dans sa conclusion, de contribuer, après bien d'autres, à tordre le cou à quelques vieux clichés circulant encore ici ou là sur l'âme celtique. À l'issue de l'enquête, on peut considérer que bien des éléments en sont demeurés, mais relativisés et précisés dans le temps et l'espace (p. 427).» De fait, c'est bien cette "précision" historique et géographique qui conduit à reformuler les termes du problème : il s'agit en effet de comprendre la genèse d'une singularité régionale dans le contexte, a priori défavorable, d'une Réforme catholique qui tendait plutôt à lutter contre les traditions locales suspectes «d'indécence» ou de superstition.

 

Pour saisir l'émergence des traits caractéristiques du catholicisme breton, Georges Provost adopte une démarche chronologique. La première partie («Le terrain. Une identité régionale») présente les données, telles qu'elles ont été découvertes par les célèbres «missionnaires» envoyés en Bretagne tout au long du XVIIe siècle : Michel Le Nobletz, le Père Maulnoir, Grignion de Montfort. Dès l'abord, un contraste apparaît entre Haute et Basse Bretagne, cette dernière étant par excellence la « terre des chapelles » en raison de la forme particulière du peuplement : au lieu d'une structure paroissiale centrée sur le village, on a une prolifération de hameaux possédant chacun une « chapelle de frairie » largement autonome et organisant chaque année son pardon - une fête patronale à vocation initialement pénitentielle. Cette institution singulière associe à une occasion religieuse l'expression la plus typique de la sociabilité locale : une association conflictuelle dans la mesure où le pôle de la fête profane et celui de la dévotion peuvent difficilement faire bon ménage aux yeux des réformateurs catholiques. À ce premier niveau d'organisation de l'espace sacré s'ajoute l'étage de sanctuaires régionaux, buts de pèlerinages coutumiers, tel le parcours médiéval du Tro-Breiz, associant les sept saints fondateurs des évêchés de la zone bretonnisée.

 

La résistance de ces structures aux projets des réformateurs peut se lire dans le faible impact, en Bretagne, des confréries (p. 51). D'autres singularités locales sont encore plus manifestes : ainsi le pourcentage, croissant d'est en ouest, des cultes rendus à des saints autochtones (jusqu'à 36,3% dans le diocèse de Quimper), la place particulière des roches et des sources dans l'environnement des sanctuaires, en Basse Bretagne le rite du salut du sanctuaire ou l'offrande de cordons de cire entourant les édifices. Certes, tous ces éléments sont connus par ailleurs, au moins sous des formes voisines et certains d'entre eux ont été vraisemblablement introduits par des bretons ayant participé aux grands pèlerinages de la chrétienté. Or, l'information sur cette participation (chap. III) laisse apparaître une désaffection à peu près totale, surtout sensible pour la Basse Bretagne dès le début du XVIIe siècle, cela étant dû en partie à la multiplication de « clones » des grands sanctuaires (par ex. des « maisons de Lorette ») bientôt assimilés au régime local des pardons (chap. IV : « Rome à domicile ? »).

 

C'est dans ce contexte que s'inscrit, en 1625, l'acte le plus emblématique de la réforme catholique : le lancement du pèlerinage de sainte Anne, à Auray, consécutif à la découverte miraculeuse d'une statue de la sainte. Cette légende de découverte d'une image, typique de l'époque, sert de modèle à une dizaine de fondations de cultes dans l'espace breton au cours des décennies suivantes. L'important est surtout qu'à travers Sainte Anne d'Auray se met en place un nouvel encadrement clérical des pèlerins, dont l'influence se fait bientôt sentir en d'autres lieux : il s'agit d'instituer, contre les pèlerinages traditionnels, qui comprennent toujours un aspect festif, le modèle du "pèlerinage de dévotion" (cf. chap. VII : « Transformer le pèlerin »). La popularité des sanctuaires est assurée en particulier, jusque dans les années 1670, par l'enregistrement en bonne et due forme d'innombrables miracles.

Le « pèlerinage de dévotion », avec les gestes orthodoxes qui l'accompagnent (par ex. la pratique de masse de la confession) trouve sa place dans le programme des réformateurs. Il doit cependant rester une pratique secondaire, l'effort portant surtout (comme on le voit dans les premières décennies du XVIIe siècle avec l'action de Michel Le Nobletz) sur l'intensification de la vie paroissiale. À l'échelle des pardons, les tensions sont inévitables. Or, après un temps de réticences, les missionnaires adoptent, dès les années 1640, une formule de compromis, en tentant de conformer les usages locaux au modèle de la dévotion encadrée. C'est ce qui explique l'essor de nombreux sanctuaires de pays, dotés de tous les auxiliaires légitimes de la foi - images, légendes imprimées etc. Mais ces efforts ne suffisent pas à supplanter les pardons traditionnels, ou la part des pratiques festives « à l'ancienne » dans les lieux désormais mieux encadrés par l'institution. Les « greffes » ne prennent pas toujours, non plus que des innovations trop démarquées des dévotions coutumières : c'est ainsi que Georges Provost explique l'échec du Père Maulnoir dans sa création, vite oubliée, d'un pèlerinage de saint Michel à Douarnenez qui, placé sous le vocable de l'archange, instituait en fait le culte de Michel Le Nobletz, en attente de canonisation (pp. 244-248).

 

Ainsi, dans les dernières décennies du XVIIe siècle, un équilibre semble trouvé entre les attentes des réformateurs et les usages coutumiers. Il reste à s'interroger sur la manière dont la région traversera le siècle suivant, marqué en France par une nette déchristianisation. À cet égard encore, la Bretagne, avec certes des différences régionales parfois accusées, offre une image relativement atypique. Ainsi, le XVIIIe siècle correspond, ici plus qu'ailleurs, à un véritable renouveau des indulgences (chap. IX), dont l'attribution à un sanctuaire est souvent à l'origine de relances spectaculaires de cultes locaux. De même le miracle, de moins en moins souvent enregistré par les clercs, connaît un regain de popularité avec la multiplication des cantiques en langue vernaculaire et, surtout, la pratique nouvelle des « processions des miracles » : les miraculés du sanctuaire (au cours des années précédentes) ouvrent le cortège, bientôt suivis de tous les demandeurs d'intercessions (chap. X). C'est également à cette période que les pardons et pèlerinages de pays voient se développer, sous des formes diverses, une spectacularisation de la liturgie et de son contexte festif : présence de sonneurs et autres musiciens, salves de mousquetterie, feux d'artifices ou feux de joie. Georges Provost administre la preuve que, loin d'être les « survivances du paganisme » dans la culture rurale qu'on a voulu y voir au siècle suivant, ces feux sont une innovation de l'époque, de surcroît d'origine urbaine ! On voit aussi se multiplier les signes d'un investissement des usages paraliturgiques par des enjeux locaux : l'attribution des bannières et statues processionnelles (de plus en plus nombreuses) est mise aux enchères entre les notables, la jeunesse masculine transforme le port des plus massives (certaines bannières sont délibérément alourdies avec du plomb) en épreuves de force... Parallèlement, la fête profane, avec ses excès éthyliques, ses violences plus ou moins ritualisées ou ses mascarades, survit à toutes les tentatives de mise au pas, l'interdiction officielle d'un pardon ne suffisant pas toujours à le faire disparaître (chap. XI).

 

Au total, par delà la richesse de son analyse de l'exemple breton, Georges Provost nous a présenté une démarche exemplaire pour l'étude des identités régionales dans leur expression religieuse. Aux prestiges de la « tradition » et d'un « peuple » mythique, il a substitué l'analyse minutieuse des négociations entre l'institution ecclésiale et un terrain régional certes particulier, mais lui-même contrasté et, comme tout autre, soumis au changement historique. Comme il le suggère dans sa conclusion, il conviendrait de développer l'étude comparative des effets régionaux de la Contre-réforme et de préciser les stratégies qui, selon les lieux, ont conduit à un renforcement du catholicisme (encore sensible à notre siècle) ou au contraire précipité involontairement son déclin. Cela conduit bien entendu à revisiter les clivages supposés entre la « religion populaire » et l'institution, la tradition et l'innovation. En parlant d'une «inculturation» somme toute réussie du catholicisme dans la réalité bretonne, Georges Provost acclimate d'une manière qui me semble féconde un concept jusqu'ici réservé à d'autres horizons. Sur ce point comme sur beaucoup d'autres, ses préoccupations rencontrent de façon très stimulante celles du sociologue ou de l'anthropologue du religieux.

 

Jean-Pierre Albert

 

** Provost, Georges, La Fête et le sacré. Pardons et pèlerinages en Bretagne aux XVIIe et XVIIIe siècles. Paris, Cerf, 1998, 530 p., (bibliogr., illustr., cartes, tablx, graph., index) (coll. « Histoire religieuse de la France »).

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