Marcel et Pierre-Gilles Girault, père et fils, y étudient la
démarche pèlerine telle qu'elle apparaît dans le littérature épique, qu'ils lisent pour elle-même, en tant que
miroir des mentalités du public chevaleresque auquel elle est destinée. Ils ont travaillé quatre-vingt chansons de
geste ou chansons d'aventures mettant en scène des pèlerins, complétées ça et là par des observations puisées
dans des textes satiriques, dans le théâtre religieux, quelques vies de saints et quelques récits de miracles. Dans
leur souci de ne pas mélanger les genres, ils puisent très peu dans l'histoire. Leur étude se veut donc le reflet de
l'idéal chevaleresque, et non pas le reflet de l'exacte vérité (si tant est qu'on puisse la saisir). Sachant que cet
idéal prend sa source dans la réalité, Marcel et Pierre-Gilles Girault s'attachent à montrer comment les poètes
rendent leurs portraits vraisemblables, puisant dans le concret des indications topographiques et dans une
énumération de sanctuaires de pèlerinages bien connus. Ce faisant, ils constatent que les commentaires
modernes accompagnant la traduction française et la publication du Guide du pèlerin de Compostelle en 1938
ont occulté et continuent d'occulter la diversité des pèlerinages médiévaux. Ils notent également que le nombre
de quatre-vingt poèmes mentionnant des pèlerins est faible par rapport à la production totale de ce genre
littéraire. L'ouvrage s'ordonne en chapitres classiques étudiant successivement les pèlerins de l'épopée littéraire,
leurs motivations, les sanctuaires fréquentés en Occident, les itinéraires, les préparatifs, le départ, la route,
l'hospitalité, le séjour au sanctuaire et le retour. Les auteurs constatent et rappellent fort opportunément que le
mot " pèlerin " est un terme générique qui s'applique à tous ceux qui prennent la route vers un sanctuaire
quelconque. Et que la majorité de ces pèlerins appartient au monde aristocratique. Le lecteur ne s'étonnera pas
non plus des motivations, que nombre de commentateurs ont reprises pour les attribuer aux pèlerins réels qui,
eux, en parlent rarement : demandes d'intercession, pénitence, voeu, etc. mais aussi recherche de sa fiancée,
survie lors d'un danger, libération, accouchement, stérilité, recherche d'une guérison, recherche d'honneurs.
Parmi les sanctuaires souvent cités, Compostelle vient après Saint-Pierre de Rome, suivi par Saint-Gilles-en-Provence suivis, dans une moindre mesure par Chartres,
Rocamadour, le Puy, Boulogne, Soulac, le Mont-Saint-Michel, Saint-Denis, Soissons, Lagny, Cambrai, Saint-
Guilhem-le-Désert, les Aliscamps d'Arles, Brioude, Saint-Léonard, Tours, Saint-Nicolas, Sainte-Croix
d'Orléans ou la Sainte-Larme de Vendôme.
En ce qui concerne les chemins de Saint-Jacques, les auteurs constatent que les poètes ne connaissent que le
Camino frances en Espagne et qu'en France, les itinéraires décrits sont tous différents des quatre routes du
Guide du pèlerin. Par exemple, les pèlerins venus de Suisse empruntaient la vallée du Rhône, puis Nîmes,
Montpellier, Béziers puis la vallée d'Aspe et le Somport. Bien peu faisaient le détour par Arles, Saint-Gilles et
Saint-Guilhem. Aucun ne passait par le Puy.
Ces pèlerinages se faisaient souvent en grand équipage, avec des chevaux rapides qui étaient vendus s'ils étaient
blessés. Seuls les plus pauvres marchaient à pied. Un regret : si les auteurs observent que les chansons de geste
parlent de la direction à prendre, du souci de se nourrir, de la difficulté de franchir les rivières, du nombre de
pèlerins isolés, ils se laissent néanmoins influencer, dans leurs commentaires, par les clichés actuels de points
de ralliement et de départs en groupe (bien qu'ils ne citent qu'un seul groupe de trente Lorrains, bien
insuffisant pour généraliser). Ils reprennent également les vieilles théories des hôpitaux fondés par les abbayes ou les
ordres hospitaliers, alors même qu'ils citent des laïcs comme fondateurs, le comte de Toulouse, le comte de
Flandre ou Charlemagne.
Si les chansons de geste, disent les auteurs, traduisent bien l'émotion de l'arrivée, elles répugnent aux longues
descriptions du lieu sacré où bien peu séjournent, se contentant de quelques prières et d'offrandes matérielles.
En souvenir, les Grands emportent des reliques, les autres de la roche, une coquille, des rubans, des besaces, des
ceintures. Les poèmes ne parlent pas des enseignes, qui apparaissent plus tard. Au retour, le pèlerin rend grâces
à l'église de sa paroisse où il fait des offrandes et dépose des reliques. Est-il revenu meilleur ? Tout comme
l'Eglise, les poètes en doutent !
Marcel et Pierre-Gilles Girault concluent en rappelant que si l'épopée n'est pas née sur les routes (où, rappelons-
le, le pèlerin est fondu dans la masse des autres voyageurs), elle y a été colportée. Mais ils constatent sagement
que, pas plus que dans la réalité, le pèlerin n'occupe une fonction fondamentale dans cette littérature. Il n'y est
souvent mentionné que de manière fugitive et secondaire. Les auteurs reprennent une saine critique du Guide
du pèlerin, soulignant ce que Joseph Bédier avait déjà vu au XIXe siècle, à savoir qu'on ne parle des quatre
grands sanctuaires de Saint-Gilles, le Puy, Tours et Vézelay que pour capter le flux de leur clientèle. A leur
sens, épopée et pèlerinage participent du même thème de l'errance, c'est le point qui les rapproche. Chemin
faisant, chevalier et pèlerin doivent se dépasser sans cesse. Là sera leur salut.
Deux autres regrets ? Les nombreuses citations auraient gagné à une transcription en français moderne en face
de l'ancienne, qui aurait rendu leur lecture plus facile. Comme à l'habitude dans cette collection, les légendes
dissociées des images sont difficiles à lire.
Un livre incontournable pour les passionnés de saint Jacques. Ils y verront la place que leur sanctuaire préféré de
Compostelle occupait dans l'imaginaire de l'aristocratie médiévale et, sans
doute, dans celui des autres classes de la société. Cette place explique
l'aura de ce pélerinage, dépassant largement le cercle des pèlerins réellement parvenus à Santiago.
Denise Péricard-Méa
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