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Accueil mise à jour le 20 janvier, 2006 Connaître saint Jacques. Comprendre Compostelle. survol du site Page précédente

Les fêtes liturgiques et le mythe chrétien de saint Jacques


"décapité avant l'âge de trente ans, le jeune fou de Dieu, fonceur, gaffeur et violent de l'Évangile"
C'est ainsi que Bernard Gicquel décrit saint Jacques dans l'étude qu'il consacre à ses quatre fêtes : 25 juillet, 3 octobre, 30 décembre, 25 mars. Cet article complète l'appendice n° 32 de La Légende de Compostelle, intitulé Les trois célébrations (p 701-702).

 

Le chapitre sur les trois célébrations de saint Jacques qui figure dans les diverses versions du Liber Miraculorum sancti Jacobi avant d’être repris dans le Jacobus de la cathédrale de Compostelle[1] indique que l’Apôtre n’a pas seulement une fête anniversaire de son martyre survenu un 25 mars, mais trois célébrations liturgiques, le 25 juillet, le 30 décembre et le 3 octobre.

Chacune d'entre elles aurait alors pour vocation particulière de commémorer un fait historique à la date où il aurait effectivement eu lieu : la translation de sa dépouille d'Iria à Compostelle un 25 juillet, la déposition de celle-ci dans le tombeau construit à cet effet un 30 décembre, enfin un miracle accompli un 3 octobre. Rattachées à un événement majeur survenu exactement le même jour de l'année, ces quatre fêtes auraient donc pour caractéristique commune d'être très précisément les anniversaires des événements anciens, mais une difficulté n'en subsiste pas moins, car la principale, celle de la décollation qui fonde la qualité de Jacques comme martyr, est la seule à ne pas avoir de célébration liturgique correspondante.

Le martyre du 25 mars.


Saint-Jacques des Guérets (Loir-et-Cher), XIIIe
le martyre de saint Jacques

Ouvrant sa dissertation sur les trois célébrations de saint Jacques par la référence incontournable à l'évangéliste Luc, auteur des Actes des apôtres, le seul texte qui mentionne sa décollation, le Pseudo-Calixte reconnaît d'emblée que l'on ne possède aucun témoignage exprès de la date exacte. Mais ce n'est que pour mieux déclarer ensuite avec une assurance confondante que la décollation de saint Jacques a eu lieu lors de la date anniversaire de l'Annonciation à la Vierge Marie, le même jour et à la même heure que la Passion du Christ. Extraordinaire coïncidence, à laquelle nul ne songerait tant elle est invraisemblable, si par l'effet d'une révélation miraculeuse elle n'avait été communiquée, quelque douze siècles plus tard, à un fidèle connu du signataire, lors de la Vigile de l'Annonciation.

La détermination du 25 mars comme date de l'Annonciation est, de toute évidence, une conséquence de la fixation de Noël à la date du 25 décembre, puisque on se trouve là exactement neuf mois auparavant. C'est une conséquence à la fois gynécologique et liturgique de la date retenue pour Noël, ce n'est pas la commémoration d'un événement qui se serait produit le 25 mars de l'année -1. Tandis que la décollation de saint Jacques appartient à l'histoire du 1er siècle de notre ère, la fête de l'Annonciation du 25 mars est une célébration liturgique qui - bien que certains Pères, entre autres saint Augustin, ait prétendu que la fête elle-même soit d'origine apostolique - ne peut avoir été attribuée au 25 mars qu'après fixation de la date de Noël au 25 décembre, par le pape Jules Ier au IVe siècle. La fête liturgique de l'Annonciation et le martyre effectif de saint Jacques ne figurent donc pas dans le même registre chronologique et leur coïncidence prétendue est tout à fait factice.
La correspondance entre le martyre de saint Jacques et la Passion du Christ est évoquée par un trait qui ne figure jusqu'alors dans aucun récit du martyre, pas même dans la Passion du Pseudo-Abdias qui n'est pourtant pas avare d'allégations gratuites :

"Dès qu'il eut été condamné par le tribunal injuste d'Hérode, il fut amené par les bourreaux d'Hérode et lié de chaînes au cou en dehors de la ville et il y fut décapité. Aussitôt un excellent homme qui était une sorte de prélat, le plaignant avec de la douceur et des pleurs, parla ainsi de Dieu à la foule réunie dans la cour royale, disant: "Il a été jugé vers la troisième heure et vers la neuvième heure, comme le Christ, il a trépassé." Le maître et le disciple ont subi la passion le même jour et à la même heure."

Le prélat qui prononce une sorte d'oraison funèbre soulignant la concordance temporelle entre les deux événements est manifestement inventé pour justifier, au moyen d'une fausse citation, la conclusion que veut tirer le Pseudo-Calixte.

Martyrisé un jour anniversaire non seulement de l'Annonciation mais de la Crucifixion, Jacques l'emporte donc sur tous les saints car nul ne saurait sans doute se montrer plus proche du Christ qu'il ne le fait par là. Cette prodigieuse coïncidence, qui ne peut émaner que d'un insondable décret de la Providence si on l'estime authentique, n'en présente pas moins des caractères qui invitent à douter en bloc de l'historicité à laquelle elle prétend. En effet, le Pseudo-Calixte déclare qu'elle n'a été que récemment révélée à un fidèle de sa connaissance. C'est une manière de reconnaître que la fixation de la Passion de saint Jacques à la date du 25 mars n'existe pas avant la rédaction de ce texte sur les trois solennités. Jusqu'alors, le martyre de saint Jacques tombe seulement en plein temps pascal, comme il arrive aussi parfois à la fête de l'Annonciation. Le Pseudo-Calixte fait de cette proximité temporelle un peu floue et, on va le voir, gênante dans l'ordre de la liturgie une correspondance rigoureuse et très stricte, quasiment à la minute près, dans l'ordre des faits historiques. Cette construction fragile avait évidemment besoin d'être confortée par une révélation transcendante qui en confirmait indiscutablement la teneur et sans laquelle personne n'eût été tenté de lui donner le moindre commencement d'adhésion.
Le problème central auquel cette manipulation des données tente de donner une solution est l'impossibilité de célébrer dignement le martyre de saint Jacques au jour qui conviendrait, parce que la liturgie qui évite naturellement de célébrer plusieurs grandes fêtes un même jour, ne peut qu'instituer un ordre de préséance entre celles qu'elle conserve. La fête de saint Jacques serait donc quelque peu écrasée par la fête de l'Annonciation, qui elle-même parfois, comme dit le texte un peu plus bas, "tombe entre les Rameaux et Pâques ou pendant la semaine de la Résurrection et ne peut être célébrée pleinement."

A plus forte raison, la fête de saint Jacques risquerait donc de passer au troisième rang, et de se trouver ainsi déclassée aux yeux des adeptes de l'Apôtre.   Il y a donc un empêchement liturgique tout à fait sérieux à la célébration de saint Jacques en temps et en heure. Cette difficulté ne résulte pas d'une évolution liturgique tardive mais d'une pratique fondamentale :

"Les célébrations martyriales obéissaient à un rythme qui ménageait les activités essentielles de la vie agraire et de la vie religieuse. Ainsi aucune d’elles n’était fixée entre février et avril, période de labours et de semailles. De la même façon, le temps pascal en était totalement exempt. [2] "

Le Pseudo-Calixte transmue cette faiblesse fondamentale au regard du temps liturgique en une ressource extraordinaire au regard du temps historique. Forçant les dates pour statuer une correspondance chronologique exacte entre le martyre de saint Jacques, l'Annonciation à la Vierge Marie et la Crucifixion du Christ, il exalte évidemment par là saint Jacques au-delà de tout ce qui a pu être rapporté jusqu'alors à son sujet. Il souligne en même temps que la dévotion à saint Jacques martyr se situe dans la suite immédiate de la dévotion au Christ et à la Vierge Marie et tente de donner un fondement en apparence objectif à cette exaltation du culte jacquaire.  La date du 25 mars est toutefois, destinée à demeurer à l'arrière-plan du discours puisque, à la différence des autres, elle ne donne pas lieu à une célébration liturgique. Elle n'en constitue pas moins, semble-t-il, la justification profonde des trois fêtes retenues. Ne pouvant être célébrée dignement au moment où elle tombe, elle devient le refoulé qui se trouve surcompensé sous la forme exceptionnelle d'une triple célébration.

Mais il s'en faut de beaucoup que le contenu de ces trois célébrations corresponde exactement à l'énoncé qui en est fait dans ce passage. Certes, on le verra, la fête des miracles, inventée sans doute à Compostelle soit au moment où on les a rassemblés vers 1135 soit au moment où on les a compilés quelque années plus tard avec les récits de Translation au sein du Livre des Miracles, c'est-à-dire sans doute peu de temps avant que ne soit rédigé le texte sur les trois célébrations, ne subit aucun changement, mais les deux fêtes principales du 25 juillet et du 30 décembre reçoivent le plus souvent des affectations qui ne concordent guère dans le détail avec celles qui leur sont imputées dans la présentation globale, à savoir la translation d'Iria à Compostelle le 25 juillet et la déposition dans le nouveau tombeau le 30 décembre.

Le 25 juillet

La date du 25 juillet est la première qui ait été retenue pour célébrer l'anniversaire de saint Jacques, celui de son martyre, qui marque sa naissance à la perfection et à la gloire des élus. Faute de connaître expressément les raisons invoquées pour retenir cette date, on peut supputer que des considérations numérologiques ont joué ici un rôle pour substituer à la commémoration de saint Jacques dans le temps pascal où elle aurait naturellement eu sa place, une célébration le 25 juillet. Jacques est, en effet, défini par le nom gréco-hébreu de Jacob qui compte cinq lettres. Si le nombre cinq, qui est un signe d'ordre et de perfection, définit son être, il y avait là une raison de situer son anniversaire dans le cinquième mois de l'année et donc, puisque que celle-ci commençait le 1er mars, dans le mois de juillet. Quant à la date elle-même du 25, elle résulterait alors du fait que 25 est le carré de 5. L'accession à la qualité de martyr du personnage dont 5 est le chiffre terrestre représente une exaltation suprême de son être, une potentiation et le 25 du mois aura pu paraître le quantième le plus approprié à cette fin. La date ainsi obtenue par une arithmétique anodine est loin de l'être aussi par ses conséquences. En effet, cette date est celle du début de la Canicule, et elle va servir à intégrer au personnage de Jacques des déterminations issues des aspects calendaires de ce moment particulièrement riche de l'année en raison du rôle qu'y joue le soleil.

Le passage énigmatique de l'Évangile qui traite de la revendication par Jacques et Jean d’une place respectivement à la droite et à la gauche du Christ dans sa gloire est bien fait pour situer d'emblée les deux frères dans une perspective solaire. Jésus a beau jeu de rabrouer les deux frères, en leur déclarant que cette demande était inconsidérée, et qu’il ne s’agissait pas d’occuper des trônes de gloire mais de subir le martyre comme lui. Lorsqu'ils ont rempli cette condition préalable, rien ne s’oppose plus en principe à ce que leur demande soit satisfaite. Mais de quelle manière ? Certains commentateurs patristiques esquivent la difficulté, en disant qu'en tout état de cause c’est impossible, tous les bons étant à la droite du Seigneur dans le ciel, il n’est donc pas question que l’un des plus grands parmi les apôtres soit à sa gauche, du côté où Dieu relègue les mauvais. Valable aussi longtemps que la gloire du Christ est comprise comme désignant le royaume des cieux, l’argument ne tient plus si, d’une manière plus terre à terre, on conçoit la gloire du Christ, Dieu venu dans le monde, sous la forme de l’espace méditerranéen gagné à la chrétienté. La droite et la gauche dans la gloire du Christ deviennent alors celles de son vicaire ici-bas, le pape de Rome, soit l’Asie Mineure d’un côté où se trouve Éphèse, liée à Jean, et, à l’opposé, l’Espagne qui deviendra le fief de Jacques. Cette interprétation figure expressément dans l’hymne du VIIIe siècle pourvue de l’acrostiche Mauregat, et elle a été reprise par le sermon Exultemus du Livre de saint Jacques (I, XV). Elle représente certainement une manière au moins asturo-galicienne mais éventuellement plus ancienne encore de comprendre ce passage évangélique à l’époque où se met en place la relation de saint Jacques avec l’Espagne, avant même l'invention de son tombeau.

L’est et l’ouest n’ayant de sens vécu que comme lever et coucher du soleil dans son mouvement apparent, il faudra, si l’on attribue à Jean le lever, attribuer à Jacques le coucher, et c’est bien cette affectation des contrées occidentales répétée à loisir par les catalogues apostoliques qui lui vaudra le patronat de l’Espagne. Jacques devient de ce fait la personnification chrétienne du soleil couchant. D’autre part si chacun des deux frères possède de ce fait une moitié du parcours apparent du soleil, c’est évidemment à l’apogée de ce mouvement que l’on passera de Jean à Jacques. En un certain sens, Jacques naîtra au moment même où le soleil est le plus haut dans sa course. Ce sera, à l’échelle de la journée, l’heure de midi, et à l’échelle de l’année le moment de la Canicule, expressément désigné par la date du 25 juillet. Ainsi le texte même de l'Evangile fournirait-il comme une passerelle permettant de rejoindre, à propos de Jacques "le grand et perpétuel sujet de la Mythologie: la double évolution solaire, quotidienne et annuelle."[3]

Le contenu mythologique du 25 juillet


Saint Jacques fils du Tonnerre, le Matamore (Jean des Flandres, vers 1500)

Au moment où Simon est appelé Pierre, Jacques Jean sont appelés par Jésus Boanergès, ce qui est interprété comme signifiant Fils du Tonnerre. [4] Dans la perspective culturelle du monde antique le Tonnerre, dont Jacques et Jean sont censés être les fils, ne peut être autre que Zeus/Jupiter, dont la foudre est l'attribut distinctif bien connu. La mythologie proprement dite donne à Jupiter trois fils Poséidon/Neptune, Hermès/Mercure, Hadès/Pluton, dont les deux apôtres et Jacques en particulier deviennent naturellement les demi-frères.

 Les fêtes de Neptune et de Mercure marquent à Rome et dans d’autres parties de l’Empire la période de la Canicule, celle qui va du 23 au 25 juillet. " La Canicule commence le 23 juillet (son apparition est aujourd’hui décalée à cause de la précession des équinoxes) et dure jusqu’au 24 août ; par une étrange coïncidence, la fête romaine des Neptunalia, une des plus anciennes du calendrier, a lieu précisément le 23 juillet. "[5] "Bien que situées au début des jours caniculaires, le 23 juillet, les Neptunalia ne semblent pas avoir de rapport avec les incendies, qui pendant les grandes chaleurs, menacent la ville et la campagne : le feu solaire et l’eau terrestre y font bon ménage... Les Ides du 15 ... voient se dérouler la transuectio equitum, commémoration de la victoire du lac Régille que les Castores annoncèrent presque instantanément aux Romains en faisant boire leurs chevaux dans la fontaine de la « nymphe » Juturne, vieille divinité de l’eau courante. La fête de Neptune, le 23 juillet, semble être le sommet d’une période comprise entre le 15 et le 25, où les autres jours impairs, sauf le 17 qui est resté sans affectation, hébergent comme principal ou comme accessoire...des légendes ou des cultes relevant en tout ou partie du même ensemble : la tranquille, mais parfois tumultueuse épopée de l’eau qui court et qui donne la vie. " [6]

 Autant de thèmes qui déterminent certains des aspects que le personnage de Jacques emprunte aux Dioscures, à Neptune, à Hermès et à Pluton.

Les Dioscures

La fête du 15 juillet, qui flanque la fête de Neptune en amont comme fait celle du 25 juillet en aval, est, en tant que commémoration de la bataille mythique de Régille lors de laquelle les Dioscures apparurent aux Romains, montés sur des chevaux blancs pour leur assurer la victoire, un antécédent de la non moins mythique bataille de Clavijo, au cours de laquelle saint Jacques est censé être apparu, lui aussi sur un cheval blanc, pour promettre la victoire aux troupes chrétiennes.

            Les Dioscures symbolisent aussi les deux crépuscules, du matin et du soir.

"Un assez grand nombre de médailles autonomes de l'Italie méridionale et de monnaies impériales de l'orient associent les Dioscures à Apollon, ...l'Apollon-Soleil dont la tête radiée figure l'astre du jour dardant ses rayons comme des flèches. Castor et Pollux à ses côtés symbolisent son lever et son coucher." [7]

L'image correspond assez bien à celle des deux frères qui, comme eux, commandent chacun à l'un des points cardinaux.

Protecteurs des cavaliers, des soldats et des marins, guides des navires sur les flots, appelés sans cesse secourables, bienfaisants et sauveurs les Dioscures illustrent déjà dans l'antiquité païenne une fonction souvent exercée par les saints du christianisme et ils ont aidé la mentalité chrétienne des premiers âges à se représenter certaines particularités du christianisme. L’exemple n’est pas isolé.

« La Roma christiana était imprégnée de structures et de mentalités de la Roma augusta ; autrement dit, si Rome s’était christianisée, le christianisme s’était aussi fortement romanisé...Les saints Côme et Damien remplacèrent, sur le Forum, les ombres des Dioscures, dont le temple s’élevait à proximité. Mais le couple essentiel, celui qu’exalta Léon le Grand, était celui de Pierre et Paul, devenus patrons de Rome. Dans un de ses sermons, il les compara à Romulus et à Remus. » [8]

Sans doute et sans que la chose soit aussi marquée, les deux frères Jacques et Jean ont-ils aussi représenté au moins potentiellement les Dioscures, symboles de l'Est et de l'Ouest.  Le nom latin du soir et de l'occident, vesper,doit donc être naturellement associé à cette représentation de l'un des Dioscures. L'étoile du soir se nomme Hespérus, les filles de la nuit qui habitaient les extrémités occidentales de la terre se nomment les Hespérides, et l'Espagne elle-même ne s'appelle pas seulement Hispania et Iberia mais Hesperia, l'Hespérie. C'est donc le pays qui illustre par excellence le soleil couchant et les textes anciens qui évoquent saint Jacques évangélisant les contrées occidentales pourront être compris comme le désignant par là apôtre de l'Espagne.

        

Neptune

Préfiguration des deux fils de Zébédée, les Dioscures précèdent dans le calendrier la fête de Neptune qui n'est pas sans rapport avec saint Jacques dans la mesure où le Fils du Tonnerre qu'est celui-ci selon l'Évangile doit s'entendre, déclare ailleurs le Pseudo-Calixte [9] , comme apportant la pluie, qui est l'eau vive du baptême.

"Jacques, quant à lui, tonna sur l'ordre du Seigneur, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu'à la limite ultime de la terre, c'est-à-dire en Galice, il produit par son tonnerre des sons terrifiants, il irrigue la terre de pluies et émet une lumière éclatante. Pendant que leur voix a retenti par toute la terre, leurs paroles s'avancèrent jusqu'aux extrémités du monde (Ps 18, 5; Rm 10, 18). Ils irriguèrent la terre de pluies, en répandant par leur prédication la pluie de la grâce divine dans les esprits des croyants; ils émirent une lumière éclatante en faisant rayonner les miracles qui en sont le sceau."

En liaison avec le Fils du Tonnerre, c'est le plus souvent dans le sens de la "pluie salutaire de la prédication" que le terme est expliqué [10] . Alors qu'on attendrait aujourd'hui plutôt la lumière qui le précède et le bruit qui l'accompagne, l'exégèse a choisi de privilégier la pluie qui en est la suite normale. Ce choix demeure arbitraire aussi longtemps qu'on ne le met pas en relation avec Neptune. qui met un terme au temps de la sécheresse au moyen d'un orage survenant à l’improviste, d'une eau bienfaisante au milieu des ardeurs du feu. (Il est plus exceptionnel que le terme de fils du tonnerre soit mis en relation avec la Transfiguration [11] .)

Cette association des éléments contradictoires en apparence se reflète dans la liturgie proposée par le Livre de saint Jacques pour la vigile du 25 juillet. [12] Le Pseudo-Calixte y prescrit une bénédiction des fontaines lors d'une procession accompagnée du chant des litanies et d'un portement de croix, d'encensoir et de cierge pascal béni. Après quoi les enfants, s'il y en a, sont baptisés, et les clercs reviennent vers le chœur. Le chantre dit trois fois :"Allumez", et les cierges doivent être allumés autour de l'autel. Cette pratique s'inspire des fêtes liturgiques orientales du samedi saint et de l'Épiphanie.

"Les églises d’Orient ont conservé une tradition fort archaïque. Le samedi saint, l’église du Saint-Sépulcre de Jérusalem voit se dérouler des pratiques chères aux Grecs aux Russes et aux Arméniens : la descente du feu céleste qui vient embraser le cierge pascal… A peine le présent céleste s’était-il manifesté, était allumé le cierge où résidait le sublime dépôt. Le rôle du cierge pascal est essentiel pour la bénédiction des eaux des fonts baptismaux qui est spécifiquement réservée aux fêtes de Pâques. Trois fois le prêtre va plonger dans la cuve baptismale le cierge qui communiquera aux eaux ce qu’il y a de directement divin dans le feu. Message du ciel, saint de sa sublime origine, ce feu apporte sur la terre ses miraculeuses vertus par quoi les nouveaux membres de la famille chrétienne seront purifiés du péché de l’humaine nature. Le jour de l'Épiphanie, l’Église grecque préface la liturgie ordinaire par la bénédiction épiscopale de la fontaine dans le parvis de l’église, par la bénédiction de toutes les fontaines, de tous les puits et même de la mer par l’immersion de petites croix de bois..." [13]

Dans le miracle VII du recueil de miracles qui constitue le Livre II du Livre de saint Jacques, saint Jacques se définit lui-même comme le serviteur du Dieu de la mer. Sans doute est-ce une manière de dire qu'il est le serviteur de Dieu, qui commande à toute chose et donc entre autres à la mer, il n'en reste pas moins que cette assertion est quelque peu ambiguë et donne à penser en des termes non moins antiques que chrétiens. [14]

           

Hermès.

La seule réflexion sur la qualité de Fils du Tonnerre et l'essence même de l'apostolat devait suggérer quelque ressemblance entre le prédicateur de l'Évangile et le dieu Hermès/Mercure. En effet, si le Tonnerre est compris comme désignant le Zeus grec, dont la foudre est un attribut bien connu, son fils peut fort bien être un équivalent d'Hermès, puisque celui-ci est né de Zeus et de Maïa. Si, en outre, le fils de ce Zeus, qui devient Jupiter tonnant en latin, est un apôtre, il a une seconde raison d'être identifié à Mercure. Le mot apostolus qui signifie "messager" en latin chrétien renvoie naturellement au terme latin classique qui a la même signification, soit nuntius. Or l'une des principales fonctions de Mercure est aussi d'être le messager des dieux. L'analogie fonctionnelle vient donc renforcer l'identité qui découlait de la filiation. Enfin la fête caniculaire de saint Jacques, comme celle de saint Christophe et de saint Mercure, qui tombe aussi le 25 juillet, comporte une référence implicite à une fête d'Hermès, tel qu'il se présentait sous son aspect helléno-égyptien.

            " La grande fête égyptienne était annoncée par le retour de la canicule, qui se levait du 19 au 26 juillet, selon le point de l'Empire d'où on l'observait. Et cette fête de joie et d'espérance correspond précisément à la fête romaine de notre saint - Christophe en l'occurrence - qui tombe, comme chacun sait, le 25 juillet...Très vraisemblablement, quelques-unes des fêtes du dieu, Hérakleia ou Hermaia, tombaient le 25 juillet, au moment des ravages du Chien...Dans le calendrier copte, figure à cette même date un saint Mercure, dont on ne sait rien de certain...En célébrant le 25 juillet la dédicace de l'une de ses églises, les Coptes eurent sans doute en vue de détruire les restes du culte d'Hermès Anubis...N'est-il pas évident que saint Mercure, comme saint Christophe à qui il a emprunté des traits frappants, a servi, lui aussi, à christianiser l'antique fête du 25 juillet en l'honneur de Sothis et d'Anubis ? " [15]

Par l'intermédiaire de saint Paul, c'est vers une autre confirmation de la relation des apôtres avec Hermès que l'on se trouve renvoyé. Après avoir guéri miraculeusement un boiteux à Lystres, l'apôtre est, en effet, placé par le texte même des Actes des Apôtres sous un patronage quelque peu surprenant. A la vue de ce que Paul venait de faire, la foule éleva la voix, disant en lycaonien : « Les dieux sous une forme humaine sont descendus vers nous. »" Et ils appelaient Barnabé Zeus, et Paul Hermès, parce que c'était lui qui portait la parole. [16]

Ce patronage mène lui aussi vers l'Espagne. En effet, le dieu Hermès/Mercure a eu manifestement, aux yeux de certains, une situation privilégiée dans ce pays :

"Les mythologues reconnaissent...plusieurs Mercures...Tous ces Mercures peuvent se réduire à deux: l'ancien Mercure, ou le Toth, ou Thaut des Egyptiens, contemporain d'Osiris ; et celui qu'Hésiode dit fils de Jupiter et de Maïa...Après la mort de son père, celui-ci eut pour partage l'Italie, les Gaules et l'Espagne, où il fut maître absolu après la mort de son oncle Pluton...Quelques-uns croient qu'il finit sa vie en Espagne, où l'on montrait son tombeau." [17]

Lorsque saint Jacques se vêtira des habits de pèlerin dans l'iconographie, ce sont aussi des attributs du dieu Mercure, le pétase ou coiffure de voyage à larges bords, le bâton, la besace ou l'escarcelle, et même la coquille qui serviront à cette fin. [18]

  Pluton.

On sait que Pluton gouvernait l'au-delà et que la Galice passait dans l’Antiquité justement pour être la Terre des Morts. C’est le bout du monde, en un sens qu’il faut penser assez fort, car il signifie le lieu où l’on bascule dans l’Autre Monde. En tant qu'affecté aux régions occidentales, saint Jacques est naturellement lié à leur vocation de faire transition vers un au-delà que la pensée chrétienne se représente naturellement sous l'aspect de la mort et du ciel.

« Si dans la pensée grecque des origines Hélios est la quintessence et le symbole de la vie, alors le coucher quotidien de l’astre lumineux est un symbole de la mort. Le mourant doit « quitter la lumière du soleil »   déclare déjà Homère (Iliade 18, 11). A l’extrémité de l’Occident, là où Hélios s’enfonce dans la mer, se trouvent « les portes des Enfers », par lesquelles passe le dieu solaire, pour revenir à nouveau vers l’Est par des voies mystérieuses pour un lever nouveau et juvénile. » [19]

         Dans la mesure où il règne sur la seconde partie de la journée, saint Jacques devient donc une figuration du soleil déclinant, dont la naissance s’effectue au moment de la Canicule et qui a sa dernière demeure au seuil de l’empire des morts. Le passage du registre d'Hermès à celui de Pluton s'effectue assez aisément, car Hermès a entre autres fonctions celle de guider les morts afin qu'ils ne s'égarent pas.

Le contenu astronomique du 25 juillet

La parenté avec les figures mythologiques de la Canicule qu'induit le choix du 25 juillet comme fête de saint Jacques s'accompagne naturellement d'un rapprochement avec les représentations astronomiques et sidérales inséparables de cette période de l'année. Mais elle ne contredit nullement la doctrine chrétienne, du moins telle que l'on peut la concevoir dès lors que l'on cherche à figurer ses mystères. Comment se représenter, en effet, saint Jacques auprès du Père dans le ciel, sinon en lui appliquant ce que l’on pouvait penser du ciel lui-même, non seulement séjour des élus mais volume illimité où évoluent le soleil et les étoiles, selon ce que l’astronomie et l'imagerie des constellations qu’elle avait construite en apprenait.

Sirius.
Le temps de la Canicule est aussi celui qui voit se lever l'étoile Sirius.

"La fête Hyakinthos, les Hyakinthia que l’on pense avoir en partie concerné les moissons, était située dans le mois le plus chaud de l’année. Or ce héros avait un frère dont le nom met en valeur non seulement la qualité de la période, mais son début : Kynortas. Orth a raison d’écrire (1913) : « Kyn-ortas, càd « Lever du Chien », « Hundaufgang », est probablement en rapport avec le lever de l’étoile du Chien, Sirius, qui introduit les plus grandes chaleurs de l’été, der die grösste Sommerhitze einleitet." [20]  


la constellation d'Orion

Sirius lui-même n'est pas une étoile isolée mais rattachée à la constellation d'Orion, le chasseur, dont elle représente le chien.

"Achille dont la rage ouvre l’épopée homérique est comparé à l’astre de l’automne (c’est-à-dire la Canicule) : « C’est le vieux Priam, le premier, qui de ses yeux l’aperçoit, bondissant dans la plaine, resplendissant comme l’astre qui vient à l’arrière-saison et dont les feux éblouissants éclatent au milieu des étoiles sans nombre, au plein coeur de la nuit. On l’appelle le Chien d’Orion, et son éclat est sans pareil. Mais il n’est qu’un sinistre présage, tant il porte de fièvre pour les pauvres humains. » (Iliade, XXII, 24-30) " [21]

"Selon Virgile (Enéide, X, 763), Orion (l’équivalent grec de Christophe) était un géant qui tenait de son père Poséidon le pouvoir de traverser à pied l’Océan… Comme le rappelle A.H.Krappe (La genèse des mythes, Paris, Payot, 1952, p. 155), au moyen âge, les trois étoiles d’ Orion s’appelaient le « bâton de saint Jacques » dont la fête tombe le 25 juillet en même temps que celle de saint Christophe, patron des voyageurs...L’on se trouve (…) en pleine Canicule au moment de l’année où le soleil traverse la voie Lactée, le jour où le bâton de saint Jacques se trouve dans la main du géant Christophe à tête de chien." [22]

Voilà qui explique que, dans certaines circonstances saint Jacques soit assimilé à Orion.

 Le Lion

En même temps que se lève l'étoile Sirius apparaissent la constellation d'Orion et celle du serpent, tandis que l'on entre dans le signe zodiacal du Lion. La référence animale n'apparaît pas dans la légende de saint Jacques, mais elle pourrait être sous-jacente au fait qu'avant de rapporter à un Pseudo-Calixte les apocryphes qui le concernent, c'est à un Pseudo-Léon (Leo= Léon, Lion) que l'on a attribué les récits de sa Translation, sous leurs diverses formes, ainsi que le sermon Exultemus [23] .

 

Dans l'imagerie sidérale, le Lion apparaît comme l'adversaire du serpent, personnification animalière du démon. Or la constellation du serpent "se lève en même temps que l'étoile Sirius, donc au moment de l'apparition du Lion…L’emblème du serpent renvoie de toute manière à la canicule." [24] Il y a là un rapport avec les récits de Translation, marqués par la victoire de saint Jacques sur le dragon qui est, par définition, un serpent ailé. Evidemment ce thème renvoie à celui de la victoire sur le mal, que le serpent personnifie, comme il représente Satan.

Comme le lion, dans le signe zodiacal duquel il entre, saint Jacques est susceptible de combattre victorieusement le serpent dont la constellation se lève en même temps que Sirius, sous la forme du grand dragon ou serpent qui paraît dans toutes les légendes solaires, et sous le nom de Python est tué par Apollon Phoïbos. [25]

La Voie Lactée

  Le lion du zodiaque est l'antagoniste de l'aigle qui possède une valeur traditionnelle de représentant impérial.

"En fait, au début du treizième siècle, deux emblèmes se trouvent en situation d’opposition par l’intermédiaire du calendrier et de l’imaginaire : l’aigle et le lion. Astronomiquement, la constellation de l’Aigle est antagoniste de la constellation du Chien (associée au lion). L’Aigle se trouve à l’extrémité Nord de la Voie Lactée et le Chien à l’extrémité Sud (Pline, Histoire naturelle, XVIII, § 281)" [26]

Voilà qui permet de rattacher le discours sur la voie lactée dans le Pseudo-Turpin, avec l'empereur Charles, indiscutablement au Nord, puisqu'il se trouve à Aix-la-Chapelle et l'Apôtre Jacques au Sud, dans son tombeau de Compostelle. Sans doute cette image puissante de la Voie lactée ou chemin de saint Jacques se rattache-t-elle aussi à la conception d'Hermès qui guidait les morts vers le paradis.

"La Voie lactée est chargée de tout un potentiel mythique dans diverses directions. L'Antiquité la considérait comme le chemin blanc du ciel, la route des âmes qui quittent le monde, voie ascendante qui va rejoindre au plus haut du ciel le séjour de Zeus. Elle se rapproche par là de l'échelle de Jacob de l'Anciern Testament. Pour l'islam, elle indiquait, dans certaines régions de l'Asie le chemin de La Mecque, comme ici celui du tombeau de saint Jacques. Dans ce dernier cas, une paronymie entre galakia, la Voie lactée, et Gallécia, la Galice, a pu jouer un rôle dans le rapprochement. Appliquée aux pèlerins, qui ont le sentiment d'accomplir la volonté divine "sur la terre comme au ciel" selon la formule de l'oraison dominicale, elle devient figuration céleste du chemin terrestre, voie de mortification pèlerine puisque le pèlerinage est une forme d'ascèse, et chemin de saint Jacques, nom qu'elle a porté souvent en France comme en Galice." [27]


saint Jacques indique la Voie Lactée à Charlemagne
restitution Janine Michel
d'après illustration du Livre de saint Jacques

Toutefois la voie lactée n'apparaît pas dans la vision de saint Jacques impartie à Charlemagne selon le Proto-Turpin, où il est seulement question de l'expédition militaire, mais seulement dans le Pseudo-Turpin, lorsque apparaît en outre la mention du chemin de pèlerinage. Elle sert à transposer aux pèlerins pacifiques l'image vertigineuse d'une marche délibérée vers la mort qui était censée inspirer la chevalerie chrétienne.

" Le courage et l’honneur ouvraient aux chevaliers les « Portes du Ciel » grâce à un juste combat où l’être se sacrifiait sans illusion et sans peur, emporté par l’amour du seul pour le Seul. Ces noces avec la mort étaient donc pour la chevalerie chrétienne comme pour les guerriers celtes, la Fête suprême, la Fête du Feu, la Fête du Bélier ou de l’Agneau " [28]

Ignorée en 1120 cette représentation n'intervient dans le texte que vers 1145. Il n'est donc pas expédient de supputer en la matière une permanence et une continuité de représentations qui remontent à la nuit des temps. En revanche, tout ce qui touche à la mythologie était sans doute difficilement séparable de l'astronomie étudiée dans le Quadrivium. Lorsque des représentations issues de ces traditions parfois fort anciennes réapparaissent, elles constituent une résurgence culturelle imputable à la diffusion de la culture antique par l'enseignement médiéval.

Bien que cette fête du 25 juillet soit mentionnée dans les textes les plus anciens comme celle qui commémore le martyre de saint Jacques, seule la date en subsiste dans la présentation qu'en fait le texte sur les trois célébrations. Son objet n'est plus le même.

"Saint Jérôme est le premier à écrire dans son martyrologe, qu'il adressa aux saints Chromace et Héliodore, que le martyre de saint Jacques doit être célébré le 25 Juillet…Il subit le martyre le 25 mars, le 25 juillet il fut transporté d'Iria jusqu'à Compostelle…"


La Translation de Padron à Compostelle. La Translation vue par un peintre du XVe siècle : sous les yeux de la reine Lupa et de sa cour, les b¦ufs miraculeusement domptés accompagnent le corps de saint Jacques jusqu’à sa sépulture, à Compostelle.
(Madrid, musée du Prado, Ximenez XVe siècle)

Ainsi la fête du 25 juillet, dédiée originairement au martyre de l'Apôtre a donc été reconvertie en une fête de la Translation intra-galicienne des reliques. Elle devient le jour où elles furent transférées d'Iria, qui fut leur point d'arrivée, au site même de Compostelle où elles ont été déposées provisoirement en attendant l'achèvement du tombeau destiné à les héberger. Cette substitution pouvait se justifier par un usage ancien de l'Eglise puisque "Le jour retenu pour célébrer les martyrs était celui de leur déposition." [29] La déposition provisoire de saint Jacques à Compostelle devait donc normalement primer sur sa décollation à Jérusalem. Elle avait de plus pour conséquence heureuse de substituer une fête entièrement locale à une célébration qui détournait naturellement le regard et peut-être les pas des pèlerins vers la Terre Sainte. La fête du 25 juillet comme consacrée à la Translation paraît confirmée par la Translation de Fleury, qui précise que "la solennité de sa Passion et de sa Translation se produit le même jour, pour que la dévotion des croyants, elle aussi, soit multipliée plus pleinement par la joie redoublée de l'honneur apostolique." [30] Cela qui paraît renvoyer à une fête unique qui serait au XIe siècle celle de la Passion et de la Translation à la fois, et qui résulterait d'une greffe de la fête compostellane de la Translation sur la fête romaine de la Passion. La Translation de Marchiennes, rapporte elle aussi :"le même apôtre fut décapité sous Hérode Agrippa au temps de Pâques, mais son souvenir est célébré le 25 juillet, date de sa translation." [31] Il semblerait donc qu'on ait tendance à Compostelle à fondre les deux fêtes de la Décollation et de la Translation, en considérant que la fête liturgique de la Décollation tombe le jour anniversaire de la Translation, c'est-à-dire de l'arrivée des reliques sur le site de Compostelle.

Le 30 décembre.

Selon le texte sur les trois célébrations, la fête du 30 décembre est celle de la déposition des reliques de saint Jacques dans le tombeau préparé à leur intention. La date, assez lointaine par rapport à la déposition provisoire sur le site de Compostelle s'explique, nous est-il affirmé, par le délai nécessaire à la construction de l'édifice. Encore faudrait-il que la dépouille mortelle de l'Apôtre, à supposer qu'elle ait été effectivement transférée en Galice, n'ait pas été déposée dans un édifice préexistant du type martyrium, comme le suggère l'archéologie. Surtout cette spécification de la date du 30 décembre dans le chapitre sur les trois solennités ne correspond pas à celle qui est fournie par les rubriques des deux chapitres qui précèdent immédiatement et sont consacrés justement aux récits de la Translation. A en croire ces rubriques, la fête du 30 décembre serait l'anniversaire historique de la Translation des reliques de Jérusalem en Galice.

On est certes là en présence de ces incohérences de détail si fréquentes dans les manuscrits médiévaux et qui s'expliquent ici d'autant plus aisément que dans la division du travail propre aux scriptoria médiévaux les rubriqueurs - ou titreurs à l'encre rouge - n'étaient pas les copistes à l'encre noire du texte lui-même. En outre une certaine confusion semble régner entre la date anniversaire des événements et celle de leur célébration liturgique. Enfin, et la chose est peut-être encore plus malaisée à saisir car cela demeure volontiers occulté, l'opinion sur l'opportunité d'une célébration liturgique à un moment donné a fort bien pu évoluer d'un texte à l'autre, voire à l'intérieur d'un même texte, s'il a subi une ou plusieurs réfections. Que peut-on déceler aujourd'hui dans les textes d'une évolution de la pensée liturgique en matière de célébrations de saint Jacques ?

Si nous repartons de ce qui a été établi précédemment, il semblerait que la date du 25 juillet ait été présentée originairement à Compostelle comme la date anniversaire de la Translation, date à laquelle on célébrait aussi la Décollation, faute de pouvoir célébrer celle-ci convenablement en temps et en heure. Cependant, le texte du Pseudo-Calixte sur les trois célébrations semble compliquer encore les choses en précisant, toujours dans le même souci apparent de transparence historique :

"On rapporte que la célébration de la Translation et de la Déposition du bienheureux Jacques en Galice fut fixée au 30 décembre par l'illustre empereur d'Espagne Alphonse … Il croyait que la solennité de sa Translation n'était pas moins importante que celle de sa Passion, parce que dans la Translation le peuple de Galice reçut avec joie le réconfort de la présence physique du disciple du Seigneur." [32]

Le sens de ces propos est assez clair : la célébration conjointe de la Translation et de la Passion a dû sembler à un moment assez malencontreuse parce que la Passion et la Translation n'avaient ainsi droit qu'à une moitié de fête et il a donc semblé préférable que chaque célébration ait une fête à part entière. Pour parvenir à cette fin on instituera la fête hivernale de la Translation le 30 décembre, qui devient complémentaire de la fête estivale de la Passion, le 25 juillet. Cela implique un changement de définition de ces deux dates, puisque la fête du 25 juillet n'est plus celle de la translation d'Iria à Compostelle et la fête du 30 décembre n'est plus celle de la déposition définitive à Compostelle. Que ce changement soit placé sous l'égide du roi-empereur Alphonse VI ne correspond peut-être pas non plus à une réalité de fait mais seulement à l'opportunité de faire taire une opposition à ce changement. On sait qu'Alphonse VI a surtout poussé à l'adoption de la liturgie romaine, et il semble paradoxal qu'il ait aussi incité à la création d'une fête qui s'en écarte. Toujours est-il que l'institution de la fête du 30 décembre se trouve de ce fait rapportée à une initiative royale du XIe siècle. Ce n'est peut-être pas faux, mais il se pourrait aussi que ce ne soit pas entièrement exact.

En effet L. Duchesne déclare à juste titre [33] :

"Le martyrologe hiéronymien trahit, dans sa recension gallicane, exécutée à Auxerre vers 595, comme aussi dans sa rédaction première, une très vive préoccupation de ce qui touche aux apôtres. Il ne prononce, à propos de saint Jacques le Majeur, d'autre nom de lieu que celui de Jérusalem." Et en note: "Il lui assigne deux fêtes, le 25 juillet et le 27 décembre, celle-ci commune à lui et à son frère Jean ; mais il est évident qu'à cette date il confond saint Jacques, fils de Zébédée, avec saint Jacques frère du Seigneur."

L'instauration de la fête du 30 décembre a donc vraisemblablement récupéré au profit du fils de Zébédée  une situation confuse dans laquelle un saint Jacques désigné souvent comme le fils d'Alphée ou comme le frère du Seigneur mais aussi comme l'apôtre décapité sur l'ordre d'Hérode bénéficiait d'une célébration souvent commune avec celle d'un saint Jean, qui était tantôt le Baptiste tantôt l'Évangéliste, à la date du 27, 28 ou 29 décembre. Le détail des variations sur ce thème importe ici moins que le coup de force qui met un terme à ce flou liturgique en fixant au 30 décembre une fête de saint Jacques propre au diocèse de Compostelle. Sans doute est-ce simplifier abusivement les choses, comme on le fait parfois, que de présenter la fête du 30 décembre comme une célébration mozarabe du fils de Zébédée qui aurait été conservée dans la liturgie nouvelle en dépit de l'adoption du 25 juillet romain. Il semble plutôt que la liturgie mozarabe ait possédé une dévotion à un saint Jacques dans la période du solstice d'hiver, mais sans l'avoir fixée au 30 décembre. Comment se fait-il donc que cette date ait été retenue de préférence à toute autre ?
Il n'est pas inutile de faire ici un détour par la nature même des jours qui constituent cette période située entre Noël et l'Epiphanie. 

"Slaves et Germains ... connaissaient une période de 12 jours saints, ou plutôt de 12 nuits préparant le début de l’année. Il existe un certain flottement dans la fixation des limites de cette période ... Les Grecs situent leur dodecameron entre Noël et l’Épiphanie, les Bretons entre le 1 et le 12 janvier, tandis que les gens de Cornouailles placent 6 jours à fin décembre et 6 jours au début de janvier. De toutes manières ces 12 jours sont manifestement les jours épagomènes ou intercalaires qui compensent la différence de 12 lunaisons, soit 354 jours, avec l’année solaire de 366 jours. Leur origine est de provenance arithmétique ; elle n’est pas due à une quelconque spéculation plus ou moins heureuse d’un docteur primitif." [34]

Ces douze jours sont qu'il faut ajouter à l'année solaire pour la maintenir en correspondance avec l'année lunaire correspondent donc point par point aux douze mois de l'année. Le jour qui correspond au cinquième mois de l'année qui commence le 1er mars, le mois de juillet, est évidemment le cinquième après Noël, donc le 30 décembre. Non seulement ce jour correspond au mois de la célébration du 25 juillet, mais il se trouve naturellement situé dans le mois de décembre à une place qui se définit comme 25 + 5 jours. De plus, entre le 25 juillet et le 25 décembre, cinq mois s'écoulent de telle sorte que le 30 décembre se définit par rapport au 25 juillet comme = 5 mois + 5 jours. Enfin son octave, qui tomberait naturellement le 6 janvier, ne peut être célébrée à cette date en raison de l'Épiphanie, et se trouve ramenée au 5, première apparition de ce nombre dans le mois qui est, selon la nouvelle distribution, le premier de l'année. Le choix de la date du 30 décembre aura donc pu être déterminé par des considérations qui attestent la permanence au XIe siècle des considérations arithmétiques ou numérologiques sur saint Jacques déjà présentes dans les premiers temps du christianisme.

Il n'est pas sans intérêt pour l'image de saint Jacques que sa seconde célébration soit située ainsi dans la période qui va de Noël à l'Épiphanie. Car c'est une manière de le rattacher à Jésus non seulement, comme il est nécessaire, en raison de son martyre pour la foi chrétienne, mais parce que c'est le moment où se manifeste le plus le caractère solaire de Jésus. Les Pâques chrétiennes sont l'héritière de la Pâque juive qui est liée à l'année lunaire, tandis que les fêtes de Noël et de l'Épiphanie ont été instaurées pour christianiser des fêtes solaires païennes.

Il suffit de rappeler la valeur solaire du Christ pour montrer que saint Jacques, héros solaire lui aussi comme on l'a vu plus haut, ne doit pas cette qualité à la résurgence d'un paganisme latent qui ferait de lui un successeur direct des dieux, mais à l'imitation parfaite de Jésus.

La naissance du Christ fut commémorée à Alexandrie et dans le reste de l’Orient chrétien au titre d’une protestation contre les fêtes solaires païennes, qui avaient lieu le 6 janvier. Dans tout l’Orient hellénistique, on célébrait dans la nuit du 6 janvier le mystère d’Aion, né d’une vierge et souvent identifié alors avec Helios. Un texte tardif montre que s’est maintenu longtemps le sentiment que la fête de la naissance du Christ avait à voir avec les mystères solaires de l’antiquité tardive. Kosmas de Jérusalem vers 740 commente les hymnes de Grégoire de Nazianze, dont une hymne de Pâques célèbre le Christ comme soleil. Les deux dates du 6 janvier et du 25 décembre s’expliquent par le déplacement du solstice d’hiver qui tombait selon l’ancien calendrier égyptien le 6 janvier. La date a été rectifiée par le calendrier julien qui a placé le solstice le 25 décembre. Que l’on suppose une fête unique ou deux, le contenu de la fête était l’anniversaire de la naissance de la nouvelle lumière solaire. Une chose est aujourd’hui certaine: la fête chrétienne de l’Epiphanie était dès le début et en première ligne la fête de la naissance du Seigneur, et elle a été introduite pour exprimer par le culte ce à quoi l’on croyait depuis le début : le fait que Jésus Christ soit né de la Vierge Marie et qu’avec son « apparition », son Épiphanie sur terre la véritable lumière solaire s’est levée. ...A une date que l’on ne peut déterminer avec précision - à notre avis vers la fin du troisième siècle - on introduisit un jour anniversaire de la naissance du Christ à célébrer solennellement et on le fixa au 6 janvier, en un geste de défense contre le culte solaire païen célébré ce jour-là. Et ce parce que la pensée chrétienne depuis ses débuts était accoutumée à voir en Christ le « soleil de justice » dont l’éclat était célébré le dimanche et le jour de Pâques. Sans doute au 4e siècle, Rome propage la fête de Noël le 25 décembre. Elle est attestée pour la première fois en 336. Une chose est certaine : tous les textes anciens confirment que la fête de la naissance au 25 décembre a été toujours conçue comme une fête solaire chrétienne et que l’on a vu en celle-ci la réponse de l’Eglise au culte solaire de l’antiquité tardive. Même à une époque où les mystères antiques étaient morts, le combat et la consécration de l’antique sentiment solaire par la fête de Noël se poursuit, car ce qui était encore vivant dans l’âme du peuple, ce n’étaient pas seulement les vieilles désignations de Natalis et de Sol Novus pour le 25 décembre, mais encore le respect quasi religieux avec lequel on considérait les processus dans le ciel étoilé et la trajectoire d’Helios. L’Église a consacré ce sentiment avec le secret de la Noël. Un glossateur explique que les chrétiens qui célébraient la naissance du Christ le 6 janvier n’en étaient pas moins tentés d’accepter les invitations des païens à célébrer avec eux les fêtes solaires du 25 décembre. C’est pour couper court à ces pratiques que le magistère de l’Église décida de déplacer la fête de la naissance du Christ au 25 décembre et de laisser au 6 janvier la fête de l’Épiphanie." [35]

L'Évangile lui-même présente Jacques et Jean comme des témoins privilégiés du caractère solaire de Jésus.

 "Cette beauté de feu qui est la sienne, comme elle est celle de Dieu dont il est le Fils co-éternel a été cachée pendant presque toute sa vie historique, puisqu'il n'aurait pu la manifester dans tout son éclat sans arrêter aussitôt le cours de l'histoire humaine, mais il a accordé à quelques-uns de ses apôtres de leur révéler cet éclat lorsqu'il emmena avec lui Pierre, Jacques et Jean sur le mont Thabor: "Et il fut transfiguré devant eux: son visage resplendit comme le soleil, et ses vêtements devinrent blancs comme la lumière." [36]

L'appel que lance le Christ à l'imiter est aussi un appel à jouer le rôle solaire qui est le sien. Le témoin du Christ par excellence qu'est Jacques doit également être un témoin de son caractère solaire et la fête du 30 décembre vient corroborer sur ce point la connotation dominante du 25 juillet.

Alors que la situation est assez claire dans les faits, le texte sur les trois célébrations fait ici problème, car un 30 décembre qui serait celui de l'inhumation définitive de saint Jacques dans le tombeau de Compostelle ne correspond guère au caractère festif et lumineux qui est celui d'une fête solaire. En revanche, la célébration en ce jour de l'Élection de saint Jacques, qui n'est pas mentionnée dans le texte mais figure dans les sermons du Livre I du Livre de saint Jacques comme l'objet même de cette fête du 30 décembre, correspond tout à fait à ce caractère solaire, puisque c'est le moment de la rencontre que l'on pourrait dire aujourd'hui électrique de Jésus et des deux frères sur les bords du lac, le coup de foudre pour les futurs Fils du Tonnerre. Curieusement, mais au fond très normalement, car il est dans la nature des choses de n'être pas totalement logique, ce n'est pas le sermon pour le 30 décembre qui rapporte ce fait. Il est trop préoccupé de montrer Jacques héritier des Patriarches de l'Ancien testament. C'est le chapitre XX consacré au sermon pour le 5 janvier qui place la rencontre et l'Élection des deux frères dans la perspective de la Transfiguration:

"l'un et l'autre furent dignes en particulier d'être conduits par le Seigneur sur le mont Thabor et d'y entendre un jour la voix terrible sortant de la nuée disant : Celui-ci est mon Fils bien-aimé, écoutez-le (Mt 17,5)."[37]

C'est lui aussi qui complète l'information en déclarant:

"Puisque nous célébrons aujourd'hui, frères, le double anniversaire de l'Élection et de la Translation de saint Jacques…"

La cohérence des divers énoncés n'est donc pas parfaite, comme il est normal pour des propos tenus à quelques décennies de distance par des personnes différentes et dans des buts différents. Mais on a ici pour la fête du 30 décembre trois affectations: la Déposition dans le tombeau de Compostelle, la Translation de Jérusalem en Galice dont l'instauration est attribuée à Alphonse VI, la Translation et l'Élection selon les rubriques des chapitres XVII, XVIII, XIX, XX.

Ces différences de contenu s'expliquent par la différence des époques.

Ces textes, en effet, ne sont pas contemporains. Les sermons sur saint Jacques ne figurent que dans le Livre de saint Jacques et font partie d'une liturgie que Cluny propose, voire chercher à imposer aux institutions qui célèbrent saint Jacques, y compris Compostelle. Cette liturgie suggère d'inclure, à titre supplémentaire, la célébration de l'Élection de Jacques parmi celles qui étaient jusqu'alors en usage et de la joindre à la fête de la Translation. Présenté dans toutes les versions de la lettre-préface comme relatif à la Translation de Jacques, [38] le sermon Veneranda dies est alors, quand on l'introduit et le fait connaître dans le Livre de saint Jacques, mis en rapport par la rubrique [39] à la fois avec la Translation et l'Élection, ce qui paraît confirmer la greffe tardive de la fête de l'Élection sur celle de la Translation. Peut-être Veneranda dies a-t-il été, au niveau du Livre des Miracles, destiné à la Translation célébrée le 25 juillet et n'a-t-il été reporté que dans le Livre de saint Jacques vers la fête du 30 décembre, pour étoffer celle-ci sous l'angle de l'Élection ?

Sans mettre en cause l'existence de la fête locale de la Translation de saint Jacques, le Livre de saint Jacques cherche donc à lui donner un fondement évangélique et non plus seulement hagiographique en greffant sur elle la fête de l'Élection. En fait, la tendance du Livre de saint Jacques est de substituer à la fête hagiographique de la Translation la fête évangélique de l'Élection. C'est ce qui apparaît très nettement dans la disposition imposée par la nouvelle lettre-préface du pape Calixte. Le chrisme qui sépare les textes des Livres I et II, destinés ou admis à la célébration dans l'église, du reste de l'ouvrage qui n'a sa place que dans les réfectoires, tombe immédiatement avant les récits de Translation qui se trouvent dans le Livre III. C'est bien dire que ceux-ci ne sont pas susceptibles d'être utilisés lors des célébrations liturgiques proprement dites. En outre le chapitre 29 du Livre I intitulé Translation de saint Jacques [40] est manifestement destiné à faire évoluer la fête de la Translation vers une fête de l'Élection de saint Jacques. Aucune mention n'est faite de la Translation en Galice et le mot "translatus" n'y figure qu'en liaison avec "in paradiso".

Face à ces témoignages concordants, l'affectation du 30 décembre à la déposition est tout à fait isolée sinon fragilisée. Elle figure dans un tout autre contexte, celui de la détermination des trois célébrations de saint Jacques, dont le point crucial est l'introduction de la fête des miracles. Mais l'une de ces affectations au moins est elle-même sujette à caution, la désignation du 25 juillet comme date prétendue de la translation d'Iria à Compostelle. Rien ne vient la corroborer, et, comme la déposition du 30 décembre, l'énoncé qui la concerne est totalement isolé, aussi isolé d'ailleurs que la désignation du 25 mars comme date anniversaire du martyre de saint Jacques. Trois sur quatre des énoncés historisants apportées par ce texte sont donc dépourvus de toute confirmation, ce qui pose évidemment la question de savoir pourquoi ils ont été retenus.

Si l'on admet au départ que les informations concernant la confirmation de la fête du 25 juillet comme étant celle du martyre et l'instauration de celle du 30 décembre comme étant celle de la translation ont de fortes chances d'être exactes, c'est à partir de celles-ci qu'i l faut chercher à comprendre le discours qui double exactement le nombre de fêtes de saint Jacques (4 = 38+3). Dès lors que le martyre n'est plus rattaché au 25 juillet, la place se trouve évidemment libre pour célébrer autre chose à ce moment, par exemple, comme on l'a vu, la translation d'Iria au site de Compostelle et la déposition provisoire en ce lieu. Mais alors la fête du 30 décembre ne peut plus signifier la translation de Jérusalem à Iria, à moins que l'on ne raconte ce qu'il advint de saint Jacques entre le 30 décembre et le 25 juillet à Iria et que personne ne sait. Il faut donc modifier aussi l'affectation du 30 décembre. La très plate évocation du travail de maçonnerie nécessaire pour construire le tombeau est destinée à combler le vide, en maintenant la fête du 30 décembre après celle du 25 juillet, comme elle l'est dans le cas où la translation suit le martyre.

La raison de tout cela semble être que le rédacteur de ces lignes a voulu créer, à peu près perpendiculairement à la coordonnée solaire et christique qui rattache le 25 juillet au 25 décembre, une coordonnée lunaire et mariale qui rattache saint Jacques à l'Annonciation par le martyre du 25 mars et qui corrobore la fête du martyre suggérée par saint Anselme à la date du 3 octobre.


A la fin du XIIIe siècle, ce miracle, qui a nécessité l'intervention conjointe de saint Jacques et de la Vierge, est repris dans les Cantigas de Santa Maria, et illustré sous forme de bande dessinée en six images, sous le titre : "C'est ainsi que Marie jugea l'âme du pèlerin qui se rendait à Santiago et qui se suicida sur le chemin, trompé par le diable, afin qu'elle retourne au corps et fasse pénitence” (Madrid, bibliothèque de l’Escorial)

 


détail : le pèlerin est mort, les démons emportent son âme, à l'image suivante, saint Jacques brandit son bourdon, l'âme est restituée ...

 


Ce miracle est cité par Jacques de Voragine dans la Légende Dorée :
"De celui qui coppa son membre et génitoires"
(Paris, BnF ms. fr. 183, fol. 43, XVe siècle)

La fête du 3 octobre, date anniversaire du miracle XVII du Livre de saint Jacques :
Du pèlerin qui, par amour pour l'apôtre et trompé par le diable, se donna la mort.
Comment saint Jacques, avec l'aide de la bienheureuse Mère de Dieu, le ressuscita. *

 

 La création de la fête des miracles en date du 3 octobre, imputée à la suggestion d'Anselme de Cantorbéry, mais inventée à Compostelle, s'explique elle aussi par des considérations numérologiques tirées de la même base que les précédentes : le 3 octobre tombe dix semaines après le 25 juillet et se définit en fonction du calendrier comme le cinquième jour avant les nones qui sont en octobre le septième jour du mois romain. Le choix du mois d'octobre n'est sans doute pas indifférent si celui-ci est d'ores et déjà consacré au Rosaire, car le miracle met en scène non seulement saint Jacques lui-même mais la Vierge Marie. Les époques ultérieures ne s'y tromperont pas, qui feront de ce miracle de saint Jacques un miracle de la Vierge. On se trouve ici à une époque charnière de la dévotion à saint Jacques et ce miracle montre bien la limite de la dévotion jacquaire. La dévotion mariale se développe et elle se développera plus encore sous l'impulsion des Cisterciens au point de supplanter la dévotion à saint Jacques. Mais, dans l'optique des défenseurs de saint Jacques , la question ne se pose pas en ces termes. Une dévotion mariale est en cours de développement et il est bon de montrer la dévotion à saint Jacques comme une sorte d'accompagnement de celle-ci.

        Toutefois, l'impact réel de cette fête placée sous le signe des miracles de saint Jacques, la plus récente des célébrations de saint Jacques, puisqu'on n'en trouve aucune trace avant le début du douzième siècle ne semble pas avoir été considérable. Elle est mentionnée dès la cellule initiale du Livre des Miracles de saint Jacques, mais son statut dans le Codex Calixtinus est étrangement fragilisé. La phrase qui la désigne dans le texte sur les trois célébrations est recopiée en marge, comme si elle avait été d'abord supprimée, et la messe du Livre I destinée à cette célébration est elle-même ajoutée. Le texte même du sermon Veneranda dies la passe sous silence et ne mentionne que le 25 juillet et le 30 décembre. La mention de la fête des miracles, le 3 octobre, est ajoutée dans la marge du sermon Celebritatis sacratissime. Il semblerait donc que dans un premier temps la "rédaction" du Livre de saint Jacques ait prévu de la passer sous silence, mais se soit ravisée en fin de compte. Il n'y a rien de bien étonnant à cela, car la place de l'hagiographie dans la pensée chrétienne n'est pas univoque, certaines époques ont eu tendance à la réduire et le sort réservé à la Translation de saint Jacques montre bien ce qu'il en est.

 

* La Légende de Compostelle, page 493

         Certes les récits de Translation du Livre III du Livre de saint Jacques sont mis en relation par leurs rubriques avec la célébration liturgique de la fête du 30 décembre. Mais ils constituent seulement le fondement historiographique de cette célébration et n'ont eux-mêmes aucune valeur liturgique. Le chrisme qui marque après le Livre II la différence entre les textes fondamentaux qui doivent être lus à l'église et ceux qui ne sont bons que pour les lectures édifiantes à faire dans les réfectoires rejette les récits de translation dans la seconde catégorie, c'est-à-dire les exclut rigoureusement de tout usage liturgique. Si les miracles, nous dit cette lettre-préface, ne peuvent être lus faute de place à l'église au moment voulu, on peut se rattraper en les lisant dans les réfectoires, mais la réciproque n'est pas vraie: il n'est dit nulle part que les textes destinés au réfectoire peuvent aussi être lus à l'église.

         On se trouve ici dans une situation logiquement un peu trouble, si l'on estime que les miracles de saint Jacques ne sont pas plus véridiques que les récits de translation. En fait, ce que dit pratiquement la lettre-préface, c'est que l'on a suffisamment de textes liturgiques garantis qui reprennent des récits de l'Évangile pour n'avoir pas en fait à recourir par dessus le marché aux récits de miracles pour combler les vides des cérémonies. Si l'on applique le programme liturgique du premier Livre du Livre de saint Jacques , on n'aura jamais le temps de lire les miracles et tout en les plaçant au niveau des textes susceptibles d'être lus à l'église, on propose par ailleurs suffisamme nt de textes authentiques pour qu'il ne reste plus de place pour eux. C'est un éloge qui ouvre une porte de sortie, selon la stratégie bien connue à l'égard des personnes et des textes dont on veut se défaire. Le Livre de saint Jacques est destiné à promouvoir une liturgie évangélique et romaine et à rejeter le foisonnement légendaire hors de l'espace ecclésial.

Puisque la fête du 25 juillet comme celle du 30 décembre donnent lieu à la célébration de l'octave, c'est donc au total, à cinq célébrations annuelles que convie le texte sur les trois célébrations. Symbole de l'ordre et de la perfection, et par là finalement symbole de la volonté divine qui ne peut désirer que l'ordre et la perfection [41] , le nombre 5 appliqué systématiquement et sous toutes ses formes possibles dans ce contexte a manifestement pour fonction de concrétiser l'idée de la perfection apostolique et chrétienne, telle que saint Jacques la représente sans défaut.

L'image de saint Jacques qui se dégage des divers textes relatifs à ses fêtes liturgique fait apparaître une cohérence inattendue entre des propriétés dont la continuité n'est pas à première vue la qualité dominante et qui n'apparaisse nt pas simultanément dans le mythe chrétien développée à son sujet. Les plus anciennes sont sans doute celles qui ont été dégagées, comme il se doit, de la méditation du Nouveau Testament et des propos concernant les deux fils de Zébédée. Que la mythologie gréco-romaine ait apporté bientôt une contribution à cette image semble peu contestable, mais le statut fonctionnel de cette contribution est difficile à préciser. Sans douter ces références culturelles païennes ont-elles servi initialement à combler un vide du discours chrétien, tandis que dans une étape ultérieure elles auront été utilisées pour l'étoffer et l'enrichir au-delà de ses limites. Il ne paraît pas établi qu'elles résultent d'une survivance ou d'une résurgence en force du paganisme; elles semblent plutôt avoir fait l'objet d'un remploi.

Dans une étape ultérieure de son développement, l'image de saint Jacques se développera, par le biais des miracles qui lui sont attribués, grâce à de nombreuses connotations empruntées à d'autres saints ou d'autres régions, celles en particulier que traverse le chemin de Jérusalem à Cluny, et de là à Compostelle. [42] Enfin, le sermon Solemnia sacra presencia du chapitre XIX du Livre de saint Jacques [43] s'emploiera à montrer l'identité de saint Jacques et des Patriarches de la Bible, mais ces références ne paraissent pas avoir rencontré un écho plus marqué que la fête des miracles, à laquelle elles étaient peut-être destinées à se substituer. Les attributs du personnage de saint Jacques ne sont donc pas seulement pris dans un mouvement d'expansion qui part du Nouveau Testament et, après un détour par la mythologie et l'astronomie antique puis l'hagiographie médiévale, rejoint l'Ancien Testament. Ils finissent aussi par se concurrencer. Les sermons du livre I du Livre de saint Jacques témoignent d'un désintérêt assez marqué pour les miracles du livre II, puisqu'ils n'évoquent jamais à propos de Jacques que les miracles topiques mentionnés par l'Évangile et non ceux qui lui sont attribués par son hagiographie propre. L'image de saint Jacques qu'ils proposent prend donc ses distances à l'égard du foisonnement hagiographique, comme en témoigne le début du sermon Veneranda dies. Le souci de revenir à l'essentiel, la parole du texte sacré sur laquelle se greffe une typologie ambitieuse, ne va pas sans réfréner la prolifération de l'imagerie populaire qui nourrit l'image de saint Jacques de péripéties miraculeuses empruntées à de moindres saints que lui. Les sermons du Livre de saint Jacques entraîneraient naturellement, si on les faisait connaître, une radicalisation et une intellectualisation de son image, dont on peut se demander si elle est favorable au développement du pèlerinage.

A l'issue du périple qui part du Nouveau Testament et aboutit à l'Ancien, la boucle est bouclée, l'image de saint Jacques est saturée. Son personnage a acquis un caractère hiératique et compassé, la rigidité et la froideur des portraits officiels pétris d'idéologie. C'est bien pourquoi il apparaît le plus souvent dans la statuaire sous les traits d'un vieillard figé, ceux-là même que ne pouvait avoir le jeune homme décapité avant l'âge de trente ans, le jeune fou de Dieu, fonceur, gaffeur et violent de l'Évangile dont la tradition a remodelé les traits.        

Mais la piété que propose le Pseudo-Calixte du Livre de saint Jacques ne fait pas acception de personnes. Le chapitre XXIII du Livre I [44] souligne, en effet, qu'il ne faut pas changer le nom de saint Jacques placé en tête de certaines prières, sous prétexte que d'autres noms figurent dans les textes, soit dans la Bible, soit dans la liturgie des saints.

"Quoi qu'il soit écrit dans les lectures…au début desquelles figure le nom de saint Jacques, bien que cela soit dit d'autres saints, cela n'en doit pas moins être intégralement compris comme se rapportant à lui."

La situation n'est donc pas seulement la communion des saints, lien entre tous les membres du corps mystique qu'est l'Église, mais une indifférenciation des saints qui invite à se représenter le royaume de Dieu dans le ciel sous la forme d'une société où chacun n'a plus rien qui lui appartienne en propre, où tout ce qui est à chacun est aussi la propriété de tous puisque toutes les limitations terrestres ont disparu, et qui fonctionne donc comme une structure communiste idéale.

                                     


 

                                      Bernard GICQUEL, 25 juillet 2003



[1] Liber sancti Jacobi - Codex Calixtinus, éd. K. Herbers et M .Santos Noia, Santiago de Compostela, Xunta de Galicia, 1998, Lib. III, cap. III, pp. 189-190; B. Gicquel, La Légende de Compostelle, Le Livre de saint Jacques, Paris, Tallandier, 2003, pp. 517-518.

[2] B. Lançon, Rome dans l’Antiquité tardive, Paris, Hachette, 1995, p. 184.

[3] S. Mallarmé, Les Dieux antiques, Paris, Gallimard, 1925, p. 15.

[4]   Cette désignation a pu avoir une portée insoupçonnée: "les Indiens Amayra…assimilent leur ancien dieu de la foudre à l'image conventionnelle de saint Jacques. De même chez les Vaudouïstes haïtiens, saint Jacques est confondu avec le loa  Ogou - ferraille." G. Durand, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, PUF, 1963, p. 217, n. 21, avec renvoi à divers ouvrages d'A. Métraux.

[5] G. Dumézil, Mythe et Épopée III, Gallimard, 1973, p. 66 citant M. Ruch 

[6] Ibid. p. 83 -84.

[7] Ibid., p. 98 .

[8] B. Lançon, Ibid., p. 219.

[9] Livre I, ch. II.

[10]   B. Gicquel, p. 344.

[11]   B. Gicquel, p. 340.

[12] Livre I, chapitre XXIII. B. Gicquel, pp. 419-420.

[13] A. Audin, Les fêtes solaires, Paris, PUF, 1945, pp. 66-73 passim. Cet usage est aussi celui de l'ancienne liturgie espagnole cf. P. David, Études sur le Livre de saint Jacques,  II/47, p. 148.

[14]   cf. Denise Péricard-Méa, Compostelle et cultes de saint Jacques au Moyen Âge, Paris, PUF, 2000, pp. 89-93.

[15] P. Saintyves, Saint Christophe successeur d'Anubis, d'Hermès et d'Héraclès, Paris,  Nourry, 1936.cité dans B. Gicquel, Ibid. pp. 35-36.

[16] Ac 14, 11-12

[17] J.-P. Migne, Dictionnaire universel de mythologie antique et moderne, Paris, 1855, (3e Encyclopédie théologique, t.10), col. 778-779. Cet article ne fournit aucune référence et je ne suis pas parvenu à en détecter la source. Quant à l'existence même d'une tombe de Mercure en Espagne, elle est attestée par le "tumulus Mercurii " de Tite-Live, 26, 44, 6 qui désigne ainsi un lieudit situé près de Carthagène en Tarraconaise. B. Gicquel, Ibid. p. 664.

[18] B. Gicquel, Ibid. pp. 169-173.

[19] Hugo Rahner, Ibid. p. 153.

[20] G. Dumézil, Ibid.  pp.64- 65

[21] Ph. Walter, Canicule, Essai de mythologie sur Yvain de Chrétien de Troyes, Paris, SEDES, 1988, p. 160.

[22] Ph. Walter, La mémoire du temps, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1989. p. 719.

[23] Livre de saint Jacques, Liv. I, ch. XV.

[24] Ph. Walter, Canicule, p. 197, n. 14.

[25] H. Rahner, Ibid. p. 98.

[26] Ibid. p. 725.

[27] B. Gicquel, Ibid. pp. 703-704.

[28] René Alleau, De la nature des symboles, p. 105.

[29] B. Lançon, Ibid., p. 184.

[30] B. Gicquel, Ibid., p. 67

[31] B. Gicquel, Ibid., p. 72. Dans la Translation de Jean Beleth, le 25 juillet devient la date de la dédicace de la cathédrale, ce qui est faux, puisque la dédicace eut lieu le 21 avril 1105 (Ibid. p. 177).

[32] B. Gicquel, Ibid. p. 518.

[33]   Campus Stellae, Les chemins de Saint-Jacques et la culture européenne,Paris, Klincksieck, 1991, p. 15.

[34] A. Audin, Ibid. p. 49

[35] H. Rahner, Ibid. pp. 180-197 passim.

[36] M. Carrouges, La mystique du surhomme, Paris, Gallimard, 1948, p, 306. Et de citer, à la page suivante: "…les justes resplendiront comme le soleil dans le royaume de leur Père." (Mat., XIII, 43)

[37] B. Gicquel, Ibid., p. 394.

[38]   Ibid., p. 28.

[39] Ibid., p. 350.

[40] Ibid., p. 447.

[41]   G; de Champeaux et  S. Sterckx, Introduction au monde des symboles, Paris, 38966, pp. 243-244.

[42] B. Gicquel, Ibid., pp.695-700.

[43]  Ibid., pp. 386-392.

[44]   Ibid., p. 419.

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