D’une façon générale, ni l’Eglise ni la littérature
n’encouragent les femmes à courir les routes, par crainte de débordements
contraires à la morale.
Vers 1175, l’évêque de Rennes Etienne de Fougères,
dans son Livre des manières, raconte comment une femme mariée
peut facilement rencontrer son amant : elle se déclare malade, se fait
conseiller un pèlerinage et obtient le consentement de son mari. Les
vingt-deux miracles de saint Jacques repris par le Codex Calixtinus ne mettent
en scène que deux mères d’adolescents et une vieille, toutes
trois assez âgées pour décourager les séducteurs.
Vers 1180, un récit hagiographique présente cependant une jeune
fille originaire de Toulouse, délivrée du démon à Oviedo
grâce à des séances d’exorcisme pratiquées
en présence de reliques de saint Jacques. Le récit se termine
ainsi : « Elle partit alors pour Saint-Jacques, Sainte-Marie de Rocamadour
et Saint-Thomas de Cantorbery, puis vers Jérusalem et le Saint-Sépulcre ». La littérature n’est pas plus incitative et détaille
les dangers qui guettent les honnêtes femmes. Floire et Blancheflor,
vers 1150, est l’histoire d’une jeune noble, veuve et enceinte
qui avait fait vœu d’aller à Compostelle. Malgré la
compagnie de son père, elle est capturée par des Sarrasins.
Au début du XIIIe siècle, La fille du comte de Pontieu,
partie avec son mari demander un enfant à saint Jacques, se
fait violer en Galice et se retrouve dans un harem. Au XIVe siècle,
le Dit des annelés raconte le pèlerinage d’un jeune
chevalier dont l’épouse est séduite sur la route
par un chevalier célibataire. Seul Le livre de Ponthus, filz
du roy de Galice et de la belle Sydoine fille du roy de Bretaigne s’achève
en apothéose sur un pèlerinage « à Saint-Jacques
en Galice », mais il s’agit d’un retour au pays.
Au XVIIe siècle un bon moine de Limoges raconte le décès
d’une jeune pèlerine dont le mari a poursuivi seul sa
route. Au retour, il meurt sur la tombe, la défunte se pousse
pour lui faire place dans son cercueil. Au XVIIIe siècle une
pièce allemande, le Pèlerinage à Compostelle envoie
en Galice une jeune fille qui fuit l’amour, en compagnie d’un
vieil ermite. Mais le mode est plus léger, bien que tout aussi
moral. De fait, on trouve peu de femmes sur les grandes routes de pèlerinage
(à peine 10% si l’on peut se risquer à avancer
un chiffre). En 1272 à Toulouse passent un homme et deux femmes,
marchands d’aiguilles se disant « des pèlerins voulant
aller à Saint-Jacques », dont on ne sait pas s’ils
sont d’honnêtes commerçants ou des hérétiques.
La présence de femmes sur les routes de Compostelle est parfois évoquée
dans les statuts de confréries d’anciens pèlerins,
ainsi à Bagnères-de-Bigorre en 1325 ou celle du Mans
en 1490, qui admettent les « sœurs qui firent le saint voyage ».
La confrérie de Paris prévoit même que si une femme
a accompli le pèlerinage en étant enceinte, son enfant
sera confrère comme elle. De fait, c’est un état
qui ne semble pas effrayer les femmes. En 1384, l’une d’elle
accompagne ainsi son mari ménestrel, et marche depuis l’Angleterre
jusqu’en Navarre. Une autre Anglaise, Margerie Kempe, semble
plutôt partir pour fuir les maternités. Après avoir
accouché de quatorze enfants dont un seul survit, et souffert
de dépression, elle convainc son mari de faire vœu de chasteté et
part pour Rome, Jérusalem et Saint-Jacques.
Hormis une chambrière de l’hôpital Saint-Jacques-aux-pèlerins
de Paris qui, à l’âge de quatre-vingts ans, se lance
seule sur les routes (elle s’arrête, épuisée, à Oviedo),
les autres sont accompagnées de leur mari, telle la femme de
Jehan Dynant qui part aussi de Paris, à cheval avec son époux.
Au XVe siècle part de La Rochelle un curieux quatuor, deux hommes
dont un boucher accompagnent les épouses de deux bourgeois.
En ce même XVe siècle, une autre femme part de La Rochelle,
Marie d’Anjou, la mère de Louis XI. Officiellement, elle
va s’assurer que le vœu des rois de France d'entretenir
les cierges allumés dans la chapelle des rois de France était
exécuté. Avait-elle un autre but ? Un but diplomatique
? La malheureuse, partie en novembre a dû prendre froid car elle
mourut au retour, près de Parthenay. Trois ans plus tard, en
1466, c’est la tante du roi qui part à Compostelle, Marguerite
de Savoie, comtesse de Wurtenberg. Elle est en grand équipage,
Louis XI la rencontre et la recommande aux villes placées sur
son chemin.
Au temps des guerres de Religion, lorsque passent beaucoup de
pèlerins se rendant à Compostelle, un prêtre de
Provins voit passer « hommes et femmes ». En 1592 à Chalon-sur-Saône,
la confrérie compte cinquante anciens pèlerins dont onze
femmes et en 1598 quatre-vingt-quinze dont quatorze femmes.
La réalité autant que la fiction montrant que les femmes
furent peu nombreuses sur les routes, la majorité des autres
dut sans soute se contenter de rêver en frissonnant de la grande
aventure, la grande marche vers Compostelle.
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