MES FRÈRES,
C'est pour répondre à cette invitation de nos Saints-Livres que
j'ai entrepris, il y a un mois, le pèlerinage dont je vous ai promis
la relation. Il ne m'a laissé que des actions de grâces à rendre
au Seigneur, qui m'en a inspiré la pensée, et à vous,
mes chers Paroissiens, qui, par vos filiales prières, m'avez si puissamment
aidé à l'accomplir. C'est une consolation pour moi de vous assurer
que, de mon côté, je ne vous ai jamais non plus oubliés
dans les miennes, ce qui m'était bien facile, du reste, car je puis
répéter, avec saint Paul, que si j'étais absent de corps,
mon cœur ne vous avait point quittés. Dieu permet qu'aujourd'hui
la réunion soit complète, aussi mon premier devoir est-il de
l'en remercier.
II y a bien longtemps déjà, mes Frères, que j'avais conçu
le projet dont je viens vous raconter la mise à exécution. Depuis
dix ans que je suis à Saint-Jacques, j'avais toujours rêvé d'aller
chercher, en Espagne, sur le tombeau de notre glorieux Patron, les bénédictions
et les grâces nécessaires au pasteur non moins qu'au troupeau.
L'énorme distance à franchir pour atteindre mon but, m'avait
d'abord fait hésiter. Il s'agissait, en effet, d'un trajet de plus de
cinq cents lieues à travers un pays d'accès difficile, n'offrant
souvent que de pauvres gîtes et des vivres plus misérables encore,
où les communications sont si peu sûres que les courriers cheminent
escortés de gendarmes, et où je n'avais pas moins de deux nuits
consécutives à passer en diligence au milieu des montagnes.
Telles étaient mes premières objections. Mais je me répliquais à moi-même
qu'on n'est pas curé d'une église consacrée à saint
Jacques, le pèlerin par excellence, sans avoir grâce d'état
pour accomplir un grand pèlerinage; que plus l'entreprise est ardue,
plus elle est méritoire; que les obstacles, au moins aussi nombreux
autrefois que de nos jours, n'avaient point arrêté les foules
pieuses qui se sont donné rendez-vous à ce sanctuaire pendant
tout le Moyen-Age; que ces difficultés n'avaient découragé ni
les saints, comme saint Dominique, saint François d'Assise, saint Bernardin
de Sienne, sainte Brigitte de Suède et saint Benoît Labre; ni
les rois et les empereurs, comme Louis XI, Ferdinand d'Aragon, Isabelle de
Castille, Charles-Quint et Jacques III d'Angleterre; ni même nos propres
ancêtres à nous, Douaisiens, puisqu'on 1452, — l'année
qui précéda la prise de Constantinople par les Turcs, — assez
de bourgeois de Douai avaient fait le voyage de Compostelle pour pouvoir se
constituer en confrérie spéciale, et obtenir un peu plus tard,
en 1526, la permission de fonder, en faveur des pèlerins pauvres, de
passage en notre ville, l'hôpital du Petit-Saint-Jacques , situé rue
Jean-de-Gouy, et dont le local et la chapelle sont occupés aujourd'hui
par les Frères des Ecoles-Chrétiennes.
Voilà ce que je me disais, et j'ajoutais, pour me stimuler, que le pèlerinage
de Compostelle est l’un des trois plus grands du monde ; qu'il a été mis
par les Souverains-Pontifes sur le même rang que la visite des Saints-Lieux
de Jérusalem et du tombeau des Apôtres à Rome, si bien
que quiconque a fait le vœu de s'y rendre ne peut en être relevé que
par le Pape lui-même.
Mais, d'autre part, je me trouvais absolument seul,—le compagnon que
j'attendais ayant été empêché au dernier moment,—et
il me fallait affronter des chaleurs d'au moins 40 degrés à l'ombre,
et... d'autres aridités encore, celles, par exemple, d'une langue étrangère...
Je ne me laissai point davantage ébranler par ces derniers arguments,
et, confiant dans la protection de mon ange gardien, et dans le secours de
vos bonnes prières, dont j'ai plus d'une fois constaté visiblement
l'efficacité, je partis.
Me voilà donc en route pour l'Espagne, terre de héros
et d'immortels souvenirs, berceau des grands conquérants et des grands
saints, sol tout imprégné de poésie, de patriotisme et
de foi, contrée
qui dut toutes ses gloires au Catholicisme, et qui, grâce à lui
fut la dominatrice de l'Ancien et du Nouveau-Monde.
Entré dans la péninsule Ibérique par Irun et Saint-Sébastien,
je traversai le pays basque, encore tout semé des vestiges de l'insurrection
carliste ; je passai par Burgos, ville natale du Cid ; par Palencia,
dont l'Université vit
fleurir saint Dominique ; par Léon, où régna Pelage, le
chevaleresque fondateur de la monarchie espagnole ; je pénétrai
dans la partie des monte Cantabriques qui sert de barrière à la
Galice ; puis, remontant jusqu'au port de Corogne, situé à la
pointe nord-ouest de l'Espagne, je descendis enfin à la cité fameuse
où repose glorieusement, depuis dix-huit siècles, le premier
Apôtre martyrisé pour la foi à Jérusalem, saint
Jacques-le-Majeur, fils de Zébédée et de Marie-Salomé,
frère aîné de saint Jean l’Evangéliste et
cousin-germain de Notre-Seigneur Jésus-Christ, selon la chair. La ville
où ces précieuses reliques ont été apportées,
du port de Joppé (Jaffa), par deux disciples de saint Jacques, se nomme,
en espagnol, Santiago de Compostela, ce que nous traduisons, nous, par
Saint-Jacques de Compostelle, ou Saint-Jacques en Galice.
Les convenances de la chaire ne m'ont pas permis de mettre en relief,
comme je peux le faire ici, le caractère étrange, original de
ce voyage poursuivi, la nuit, dans une voiture emportée par onze mules
et un cheval, galopant, deux par deux, le long des lacets pratiqués à coups
de mine au flanc des montagnes. Je crois revoir encore le conducteur ou mayoral,
dirigeant avec une imperturbable gravité son immense attelage ; le
postillon ou delantero, chevauchait en tête des 6 couples de mules toutes
pomponnée, de bleu, de jaune et de rouge ; et enfin le petit zagal courant sans cesse, tantôt à droite, tantôt à gauche,
pour stimuler de la voix, du geste et surtout du bâton les bêtes
paresseuses ou rétives. Je crois toujours entendre le tintement sonore
des grelots éveillant les échos de la nuit ; et cette vision
fantastique, se détachant sur un ciel serein, tout étincelant
d'étoiles, et dans l'encadrement de majestueuses montagnes, reste ineffaçablement
gravée dans la mémoire.
J'ai encore présent à l'esprit le souvenir de mon arrivée.
C’est le vendredi 3 août, vers cinq heures du matin, que les hauts
clochers de la cathédrale m'apparurent à l’horizon. Je
fis alors ce que faisaient nos pères : descendant de la voiture avec
mes compagnons de route, je m'agenouillai tout bouleversé par l'émotion,
et je baisai respectueusement la poussière sacrée foulée
par les pas de tant de milliers de pèlerins. Puis, oubliant la fatigue
de mes quarante heures d'insomnie, je courus à la Basilique où il
me fut donné d'offrir le Saint-Sacrifice pour vous tous, mes bien aimés
Paroissiens, sur le tombeau du bienheureux Apôtre. Des fleurs desséchées
s'y trouvaient encore provenant de la récente fête du 25 juillet
: j'y mêlai mentalement vos cœurs, fleurs vivantes, et je demandai à saint
Jacques qu'il les parfumât de vertus, surtout qu'il les remplît
de sa foi et son zèle, pour que vous vous montriez toujours ses dignes
enfants...
N'attendez pas de moi la description détaillée
des magnificences entassées par la piété reconnaissante
des Espagnols et des autres peuples dans cet incomparable sanctuaire. Je
me bornerai à dire
qu'il est de style-romano-byzantin et que sa vaste enceinte, construite
en belles pierres grises, se partage en six nefs entourées de 25 chapelles
et séparées par 58 groupes de colonnes admirablement sculptées.
L'or, l'argent, les bijoux y scintillent de toutes parts. Le granit lui-même
y est découpé comme de la dentelle et monte en gracieux festons
jusqu'au sommet des tours, où se balancent des cloches qui s'entendent à dix
kilomètres de distance. Mais c'est surtout la chapelle principale (capilla
mayor) qui étale aux regards des splendeurs inouïes. Elle s'élève
au-dessus d'une crypte occupée par la tombe du saint, et renferme un
autel monumental de jaspe et d'améthyste incrustés d'argent,
dont la construction a duré vingt ans et coûté des sommes
immenses. Cet autel sert de piédestal à la statue assise de saint
Jacques, en costume de pèlerin, c'est-à-dire avec le large chapeau,
la panetière, le bourdon, la gourde et les coquilles. Tous ces attributs
sont d'or, d'argent ou de pierres précieuses, d'une valeur incalculable.
Derrière l'autel règne un escalier magnifique que les fidèles
gravissent à la file, aux jours solennels, pour aller baiser la pèlerine
d'argent de la sainte statue.
Impossible de vous donner une idée du respect, de l'amour et de la dévotion
des Galiciens et de leurs compatriotes pour le saint Apôtre qu'ils proclament
le patron de l'Espagne et des Indes, et à la protection duquel ils rapportent
les principales victoires gagnées par eux sur les Sarrasins et les Maures.
Aussi la ville de Santiago tout entière n'est-elle, pour ainsi parler,
qu'un vaste musée construit en l'honneur de saint Jacques, et un assemblage
de dépendances de la cathédrale. II y a là, pour les pèlerins étrangers,
des hospices qui sont de merveilleux palais, dûs à la munificence
des rois catholiques Ferdinand et Isabelle. Puis ce sont des couvents aux cloîtres
superbes, des édifices de toute sorte avec jardins intérieurs,
eaux jaillissantes et somptueux portiques ; de spacieuses écoles, une
Faculté de médecine et une Université célèbres
dans toute l'Espagne. En un mot, la vue de cette ville, si pittoresque par
sa situation et son aspect, si curieuse par ses monuments et ses usages, récompense
bien le voyageur des fatigues qu'il a endurées pour s'y rendre et le
plonge dans un ravissement qui ne fait que s'accroître à mesure
qu'il y prolonge son séjour...
Oh ! que j'ai eu de peine à m'en arracher, et que je serais heureux
si mon exemple, joint au rapide croquis que je viens d'esquisser, pouvait déterminer
quelques-uns d'entre vous à renouer la tradition, trop longtemps interrompue,
des pèlerinages douaisiens à Saint-Jacques de Compostelle. Certes,
aucun d'eux ne s'en repentirait. Les difficultés d'itinéraire
vont, d'ailleurs, notablement s'amoindrir, puisque, vendredi prochain, 7 septembre,
doit avoir lieu l’inauguration d'un nouveau tronçon de chemin
de fer destiné à relier la ligne de la Galice à La Corogne,
et à ne plus laisser ainsi qu'un trajet de dix heures à fournir
en voiture jusqu'à Santiago.
Quant à ceux d'entre vous qui doivent renoncer à l'espoir de
tenter jamais ce lointain pèlerinage, ils s'en dédommageront
en redoublant d'amour pour leur chère église de Saint-Jacques,
de Douai, qui, non-seulement, est érigée sous le même vocable
que la Basilique de Compostelle, mais qui possède aussi quelque chose
du saint Apôtre : cette relique consiste en une parcelle de son chef
sacré*, chef qui fut apporté de Santiago en France, au IXe siècle,
par l'empereur Charles-le-Chauve, et divisé en deux parts dont l'une
est conservée à la cathédrale d'Arras, et l'autre à la
collégiale d'Aire-sur-la-Lys. Quelle consolation pour nous tous, mes
chers Paroissiens, de pouvoir vénérer ici des restes authentiques
de celui qui reçut de Jésus le magnifique surnom de Fils du Tonnerre,
qui fut l'un des trois témoins privilégiés de la transfiguration
et de l'agonie du divin Maître, et qui versa, le premier, son sang pour
sa cause.
Mes Frères, les circonstances exigent qu'à l'exemple de notre
saint Patron, nous sachions échanger les occupations pacifiques pour
l'intrépide défense de notre foi. Du magnifique édifice
de croyances et d'institutions religieuses que nous avaient légué les
vieux âges, il n'est presque plus un seul point aujourd'hui qui ne soit
envahi ou menacé par les ennemis de Dieu : ayons donc l'œil, la
main et le cœur partout, et que les insuccès ne nous découragent
point. Etrange anomalie! Nous sommes infiniment moins dignes du secours d'en
haut que ne l'étaient nos pieux ancêtres, et nous nous impatientons,
nous nous scandalisons de ne point l'obtenir aussitôt que nous l'avons
demandé ; tandis que les Catholiques espagnols n'eurent pas moins de
trois mille rencontres avec les mécréants avant de recouvrer
pleinement leur indépendance. N'importe, ils retournaient sans cesse à la
lutte en s'écriant : « Saint Jacques ! l'Espagne combat l » Imitons
leur invincible obstination, nous qui avons le même protecteur et les
mêmes adversaires, et l'heure du triomphe finira par sonner.
AINSI SOIT-IL !
* La relique a été apportée d’Arras le 9 mars
1862
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