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Le dit des annelés

PRESENTATION
Marie-Noëlle Toury
Récit pieux et conte populaire, le "Dit des annelés" est conservé parmi 86 pièces diverses dans le manuscrit 24432 de la Bibliothèque Nationale où il fait partie d'un ensemble homogène de 22 dits, tous en quatrains d'alexandrins monorimes et tous traitant de sujets édifiants où interviennent souvent miracles et personnages surnaturels. Leur auteur dont l'oeuvre peut être datée du début du XIVe siècle et dont on ne connaît que le nom, Jehan de Saint-Quentin, se nomme à la fin du " Dit du Chevalier et de l'Escuyer" (v. 221).
Deux éditions ont été faites du " Dit des annelés ", la première par A. Jubinal dans le tome I de son " ; Nouveau recueil de contes, dits, fabliaux et autres pièces inédites des XIIIe, XIVe et XVe siècles", Paris, 1839, la seconde comportant quelques corrections et un important apparat critique, par B. Munk Olsen dans les "Dits en quatrains d'alexandrins monorimes de Jehan de Saint-Quentin", S.A. T.F., 1978, où le "Dit des annelés" occupe les pages 188 à 216.
Le terme de "dit", genre aux contours flous et au contenu hétérogène qui se développe au XIlle siècle, particulièrement illustré par Rutebeuf (Dit de la maille, Dit de l'herberie, etc.) et au XIVe siècle par Guillaume de Machaut (Le Voir Dit, La Fontaine amoureuse, etc.), recouvre une réalité à la fois vague et complexe : il semble plutôt désigner, à partir du XIIIe siècle, des textes traitant, à la première personne, de sujets d'ordre général. Ces sujets peuvent être très variés, depuis le boniment de foire jusqu'au conte moralisant et religieux en passant par le récit allégorique, didactique, politique, les textes lyrico-narratifs et les arts poétiques.
Les "dits" de Jehan de Saint-Quentin sont tous narratifs et d'inspiration religieuse, mettant souvent en scène la Vierge et le Diable et visant à édifier les auditeurs ou lecteurs auxquels le poète s'adresse directement à de nombreuses reprises, soit pour relancer leur attention, soit pour l'attirer sur un événement particulièrement dramatique, miraculeux ou exemplaire. Des "exempla" - ces récits brefs qui émaillaient les sermons en illustrant les exposés doctrinaux- ils adoptent souvent la démarche, mais la part narrative est beaucoup plus développée dans les dits. Pour deux d'entre eux, le Dit des trois pommes et le Dit des annelés, le point de départ de l'intrigue est un pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle et le théâtre de l'action, en grande partie, le chemin de Saint-Jacques, surtout dans le "Dit des annelés". Mais, si dans le " Dit des trois pommes" le miracle (la résurrection d'un enfant assassiné dans une auberge) a lieu dans la chapelle Saint-Jacques et est à attribuer au saint, dans le "Dit des annelés", il est l'oeuvre de Dieu seul ou du Christ, le poète nommant indifféremment les deux personnes de la Sainte Trinité.
Remarquons enfin que si le pèlerinage est toujours entrepris dans une intention pieuse (accomplissement d'une promesse faite au saint, désir de faire pénitence en endurant les inconvénients du voyage par dévotion à son égard), le chemin est le lieu de tous les drames (assassinat de l'enfant dans le "Dit des trois pommes") et de toutes les folies (adultère sur le point d'être consommé dans le "Dit des annelés"). Mais il est aussi le lieu de la rédemption où les pécheurs repentants expient leur faute à force de macérations et de prières. Avatar en somme de la grande forêt aventureuse des romans arthuriens et de la quête du Graal.


TRADUCTION DU DIT DES ANNELÉS

Que Dieu et sa douce Mère que chacun doit aimer, ainsi que saint Jacques dont je vais vous parler, daignent sauver tous ceux qui écouteront l'histoire extraordinaire, qu'il serait bon de méditer, d'une très noble dame, épouse d'un chevalier, que le diable d'Enfer fit habilement glisser dans le mal jusqu'à consentir au péché mortel, sans toutefois le commettre on ne le lui permit pas. Elle J'aurait bien fait pourtant mais elle n'en eut pas le loisir. Elle était prête à trahir très vilainement son légitime époux mais ensuite elle s'en repentit ; cependant il lui fallut endurer une rude pénitence, comme vous pourrez l'entendre raconter.

Vous savez bien qu'on dit souvent ce proverbe : que celui qui vit dans le bien y reste ; mais celui qui subit l'influence du mal doit rapidement s'en délivrer s'il en a la possibilité. C'est pourquoi je vous le dis, mes très chers amis : celui qui vit dans le péché doit très vite sortir de cet état ; il y a moins de honte à tomber qu'à persister. Certains s'endurcissent tellement dans le péché qu'ils ne peuvent recevoir la grâce de Dieu.

Ce fut le cas, dit-on, du roi Antiochus qui se croyait plus fort que le Dieu du ciel ; il était profondément mauvais et ne prisait personne la valeur d'un fétu. Il voulait tourmenter partout les serviteurs de Dieu ; on ne pouvait trouver plus méchant homme. Un jour il eut l'idée de détruire Jérusalem, mais le Roi des rois ne le supporta pas. Dieu laisse vivre la plupart du temps les méchantes canailles et leur donne des biens matériels plus qu'aux bons, mais à la fin ils reçoivent le châtiment de leurs fautes comme le roi dont nous vous parlons.

Il convoqua tous les hommes de son royaume avec la pensée de persécuter le peuple de Dieu. On dit que ceux qui ont une longue patience finissent par agir très cruellement. C'est exactement ce que fit Dieu envers ce roi.

Quand il le vit tellement endurci dans le mal, il lui envoya une maladie dont il fut si atteint que le moindre soldat de son armée, si misérable fut-il, ne l'aurait approché pour rien au monde ; car lui, naguère si beau et si plaisant, fut rongé par une lèpre tellement puante qu'il empestait tout son entourage. Lui-même ressentait une telle douleur de sa propre puanteur qu'il lui semblait que son coeur allait éclater d'horreur ; il voyait de tous côtés les vers s'échapper de son corps. Quand le méchant roi se trouva dans cette détresse, ilomprit bien que Dieu était plus fort que lui. Il pensa alors obtenir la pitié de Notre-Seigneur, mais il n'en reçut point : il s'était repenti trop tard. Ses membres pourris tombèrent tous ; il mourut l'injure à la bouche et le diable eut son âme. Ses meilleurs amis, voyant cette horrible mort, ne cherchèrent pas à lui procurer une sépulture ; il fut jeté dans une fosse comme un chien. Plus un homme a de puissance, plus il se doit de pratiquer le bien. Le malheureux perdit son corps, son âme et ses biens ; ainsi en va-t-il de ceux qui ne respectent pas Dieu, qui tirent gloire de leur beauté ou de leur intelligence, de leurs richesses, de leur pouvoir ou de leur parenté.

On voit également aujourd'hui nombre de personnes qui, accablées par la maladie ou d'autres malheurs, placent toute leur foi en Dieu et lui adressent des prières, promettant de bien se conduire à l'avenir. Mais, lorsque leur état s'est amélioré, elles se comportent, sachez-le, comme cet homme dont on raconte l'histoire. II se trouvait en mer en grand danger de mort et promit à saint Michel sa vache et son veau ; mais, dès qu'il se rendit compte qu'il était rentré chez lui, il dit à saint Michel qu'il n'y avait plus ni vache ni veau. Ce paysan sut bien invoquer saint Michel au moment du péril, mais une fois sauvé il ne tint plus aucun compte de sa promesse. C'est pourquoi l'on dit : promettre sans donner ne vaut rien sinon à réconforter un fou. Mais Dieu n'est certes pas fou : quand nous lui promettons d'oeuvrer dans le bien et que nous ne le faisons pas, nous nous moquons de lui ; et nous nous en ressentirons si nous n'accédons pas à un repentir sincère, ainsi que l'a fait celle dont je vais vous parler qui, en rémission de son péché, voulut endurer de pénibles souffrances. Le blessé ne doit pas avoir honte d'appeler un médecin ; il doit au contraire lui montrer sa plaie ; plus il la cache, plus elle empire.

La dame dont je vous raconte l'histoire était originaire du Boulonnais et de noble lignée. Un chevalier de bon renom l'épousa et elle lui donna des jumeaux. Le mari en fut très heureux, il remercia Dieu avec effusion ainsi que saint Jacques qu'il invoquait souvent. Il dit un jour à sa femme qu'il avait grand désir d'aller dans un bref délai en Galice pour prier le saint apôtre. La dame qui aimait beaucoup son mari lui dit : " ;Mon cher seigneur, au nom de notre amour, je vous prie de m'emmener avec vous ; je voudrais peiner pour l'amour de saint Jacques, je le désire beaucoup" ;. Le mari qui aimait sa femme de tout son coeur répondit : " ;Vous êtes trop délicate pour faire un tel voyage ; il faut se coucher tard et se lever très tôt ; les bons pèlerins n'ont guère leurs aises" ;. " ;Je désire vivement, répondit la dame, endurer des souffrances pour l'amour de saint Jacques ; puisse-t-il nous sauver..." ; Le chevalier dit alors : " ;Madame, je veux bien consentir à votre pèlerinage, je ne veux pas contrarier votre dévotion" ;. La dame fut très heureuse de cette décision qui lui causa par la suite de bien douloureux tourments. Tout l'art du diable consiste en tromperie, comme vous allez l'entendre si Dieu m'en accorde la possibilité. La dame fut en effet très méchamment trompée ; il eût mieux valu pour elle ne pas entreprendre le voyage.

Le chevalier, après avoir fait ses préparatifs, se mit en route sans délai, dès le lendemain de Pâques. Il emmena sa femme avec lui, il aurait mieux fait de la laisser. Ils avaient de bons chevaux et un écuyer ainsi qu'un serviteur fidèle qui conduisait le cheval chargé des bagages. Mais en chemin ils rencontrèrent un autre chevalier qui était de leur pays et n'était accompagné que d'un garçon d'écurie. Il fit route avec les deux pèlerins et se montra d'abord très amical mais devint ensuite très importun comme vous l'entendrez bientôt. Il en reçut pour finir un bien dur châtiment que je vous apprendrai rapidement. Très chers amis, on dit souvent ce proverbe : il est bien difficile de se garantir contre la trahison.

Le jeune chevalier, qui n'était pas marié, priait d'amour la dame chaque fois qu'il réussissait à l'approcher, ce qui était déshonorant. Elle, qui pensait au salut de son âme, répondait brièvement : " ;Vous perdez votre tenps ; si mon mari savait ce que vous faites, il vous en cuirait, soyez-en certain : vous vous conduisez, en vérité, comme un mauvais pèlerin" ;. Mais lui, plein d'ardeur et de ruses diaboliques, lui disait : "Chère dame, je languis sur cette terre pour l'amour de vous ; si vous n'avez pas pitié de moi, il me faudra mourir, je vous le dis sans détour". Le mari ne voyait rien de tout cela ; il considérait toujours comme un loyal ami celui qui, de tout son pouvoir, cherchait à le déshonorer et qui mettait tout en oeuvre pour séduire sa femme.

La dame cependant n'avait nulle envie de mal se conduire et ils arrivèrent ainsi jusqu'à Saint-Jacques, après les complies. Le lendemain, après avoir entendu la sainte messe et fait leur offrande, sans s'attarder ni oublier leurs "ensaignes", ils prirent le chemin du retour.

Le chevalier renouvela si souvent à la dame sa folle demande qu'elle finit un jour par lui dire : " Ami, vous souffrez beaucoup si ce que vous me dites est vrai ; mais je n'oserais accéder à votre prière car je ne vois pas le moyen de le faire sans être aussitôt découverte". A ces mots le chevalier ressentit une grande joie et dit tout heureux : " Madame n'ayez aucune crainte : je vais vous donner un bon conseil, si vous voulez bien y ajouter foi : après le repas, dites à votre mari que vous êtes malade, plaignez-vous beaucoup et expliquez-lui que vous devez chevaucher tout doucement. Vous l'enverrez en avant ainsi que son écuyer pour préparer ce dont nous aurons besoin et mon valet ira avec eux sans difficulté. Nous leur dirons que nous les suivrons à petite allure et qu'il nous faudra trouver tout prêt pour le soir : et nous irons nous coucher tranquillement dans une retraite cachée où nous ferons notre bon plaisir. Et puis demain matin, au lever du jour, nous monterons à cheval pour les rejoindre et nous les retrouverons facilement. Alors nous expliquerons abondamment à votre mari que vous aviez pensé mourir dans la soirée, juste au coucher du soleil et que vous étiez, sans aucun doute, en si mauvais état que je vous avais portée dans mes bras au bourg proche". La dame qui longtemps avait préservé sa vertu fut vilainement ensorcelée par la ruse du diable. Elle fit confiance au traître, ce fut une grande folie qui entraîna pour elle par la suite un grand malheur. Au moment de satisfaire leur coupable désir il arriva aux deux héros une dure mésaventure comme je vais vous le raconter.

La dame au beau corps attrayant s'appelait Isabelle. Elle et son séducteur arrivèrent tout droit au bourg et trouvèrent aussitôt un logis spacieux. Quant au mari, il était parti retenir un gîte et il venait tout juste de donner l'ordre de préparer le souper quand Dieu lui inspira l'idée d'aller retrouver sa femme. Ce qui arriva ensuite est bien pitoyable. Ne la voyant pas, il fut tout éperdu : mais il rencontra un homme aux cheveux blancs à qui il demanda s'il avait vu sa femme et le chevalier. Celui-ci répondit : " Cher seigneur, par le Dieu du ciel, je les ai vus tout à l'heure se diriger tout droit vers ce bourg". A ces mots, le chevalier mit sa monture au grand galop car la nuit était proche et Dieu l'aida si bien qu'il arriva directement à la maison où était sa femme. L'hôte et l'hôtesse étaient assis devant la porte de leur maison ; le chevalier demanda si ceux qu'ils cherchaient étaient là et ils lui répondirent qu'ils étaient prêts à se coucher ; il fut stupéfait de cette nouvelle. Plein de colère, il dit aussitôt : " Je châtierai cette méchante canaille et cette femme perfide. C'est mon épouse légitime, je vous l'affirme ; vite, montrez-les moi, je dois les voir". L'hôte lui demanda alors : " Cher seigneur, je vous en prie, ne leur faites pas de mal ici et ne leur causez pas de dommage. Le juge de la ville est juste et sage : s'ils vous ont outragé, il saura bien vous en venger".

On envoya chercher le bailli avec sa suite. Au moment où le perfide allait se mettre au lit, pensant satisfaire son coupable désir, il vit arriver le mari qui lui criait : " Traître, mauvais homme plein de déloyauté, c'est avec le tranchant de mon épée que vous allez bientôt avoir la tête coupée ; quant à l'infidèle, elle sera brûlée ; je l'ai bien prise sur le fait".

Pour Dieu, écoutez maintenant la suite, mes chers amis! La dame qui était au lit toute nue ressentit, devant les gens qui étaient là, une telle honte qu'elle dit à son mari, en pécheresse insensée, qu'elle n'avait rien à voir avec lui ; elle était tellement égarée qu'elle reniait son époux légitime pour l'autre qui n'avait pas encore couché avec elle. Ses paroles donnèrent au méchant séducteur une grande audace ; devant tout le monde il s'exprima ainsi : "Chers seigneurs, vous me voyez ici devant vous prêt à me coucher tranquillement ; mais ce chevalier vient s'y opposer en disant que j'ai mal agi à son égard. Mais il ne dit pas la vérité ; Dieu connaît mon coeur. Il n'a aucun droit sur cette dame, je l'ai épousée et s'il ose dire le contraire, voici mon gage". Alors le mari qui était vaillant et avisé, tendit, dans sa juste colère, son gant au bailli puis parla ainsi : " Si je ne parviens pas à le convaincre de culpabilité, j'admets d'être pendu comme lâche ; mais s'il arrive que je sois vainqueur, que je puisse alors tirer vengeance de ma femme à ma discrétion et la ramener dans mon pays et que le coquin qui a voulu me tromper soit pendu". L'autre dit à voix haute : " J'accepte ces conditions" .

On fit lever la dame ; elle fut menée prisonnière dans une chambre forte et très bien gardée. Quant au mari et à l'autre, ils restèrent enfermés. Le mari fit venir son écuyer ainsi que le garçon qui menait le cheval de charge et les envoya prévenir tous les seigneurs du pays pour qu'ils viennent assister à la bataille et rendre justice et il pensa bien à tout ce qu'il fallait faire. L'autre qui par ses belles paroles avait perverti l'esprit de la dame, sans cependant l'approcher charnellement, était, au jour dit, superbement armé ; mais il redoutait beaucoup le combat. Il savait bien en effet que les torts étaient de son côté ; il était néanmoins beau, jeune et fort et faisait grande confiance à sa vigueur. Arriva le jour prévu pour la bataille qu'ils avaient décidée et ils sortirent.

La dame retenue prisonnière était si tourmentée et si affligée qu'elle aurait voulu disparaître sous terre. Elle disait : "Seigneur Dieu! que m'est-il arrivé ? Dans quelle abjection suis-je tombée par la faute de cet enjôleur ! Puisse-t-il être pendu ! Mais, Dieu merci, je n'ai pas couché avec lui ! Cependant, j'étais toute prête à le faire, i'ai renié mon mari comme une femme insensée. Et quand bien même je devrais être jetée sur un bûcher, je dirais cependant la vérité, il ne faut pas la  cacher". Toute la journée, la dame se lamenta ainsi.

Par une des fenêtres de la tour elle vit son mari partir tout armé pour aller combattre le traître, lui-même pourvu d'armes magnifiques. On apporta les reliques des saints pour faire prêter serment aux deux chevaliers. Celui qui avait le droit pour lui se mit à genoux dès qu'il fut devant les reliques et dit à voix haute : "Seigneur, je jure sur ces reliques et sur tous les autres saints, serviteurs de Dieu, que ce misérable ici présent m'a trahi et a enlevé la dame qui est mon épouse. Je le prenais pour un loyal pèlerin allant prier saint Jacques dont j'ai fait moi-même le pèlerinage, mais il s'est montré pire qu'un Sarrasin. Avant la fin du jour je lui ferai avouer son crime. Je voyageais en sa compagnie en toute bonne foi et lui faisais confiance comme à mon propre frère ; il a séduit ma femme et lui a si habilement tourné la tête qu'elle m'a renié à tort comme une insensée. Jamais auparavant je ne la vis mal agir ni se comporter méchamment ; je vous en prie, faites la chercher, je saurai ce qu'elle pense". On fit aussitôt venir la dame mais elle n'osait regarder personne dans les yeux. Elle était si effrayée qu'elle ne savait quelle contenance prendre. A sa vue, son mari dit très fort en se moquant d'elle : "Alors, madame la pèlerine, vous avez l'air bien humble ; relevez donc le visage devant ces braves gens !" ; Dès qu'elle l'entendit, la dame se mit à genoux, à même le sol, devant son mari et lui dit : " Je vous demande pardon. Je reconnais vous avoir renié, ce fut le fruit d'une ruse diabolique. Je vous reconnais pour mon légitime et loyal époux dont j'ai deux beaux fils en Boulonnais ; mais ce séducteur, plein de folie et de témérité, m'avait courtisée à plusieurs reprises de la manière la plus tendre, sans .jamais cependant avoir avec moi de relations charnelles. Néanmoins je confesse que j'y avais totalement consenti lorsque Dieu et la Vierge Marie vous ont fait revenir sur vos pas. J'accepte de mourir sur l'heure si j'ai mérité la mort". Son mari lui répondit : " Vous ne futes guère avisée de vouloir m'accompagner dans ce saint pèlerinage pour me faire subir une telle honte ; vous allez expier votre faute. " Alors l'autre chevalier prit la parole : " Ecoutez-moi tous, au nom de Dieu : je jure sur ces reliques que vous avez placées ici et sur tous les saints du paradis que jamais je n'ai demandé à la dame de commettre une action coupable, mais c'est elle qui me sollicitait constamment". Les assistants furent stupéfaits de ces paroles, persuadés que c'était là un faux serment. Le mari lui dit alors avec beaucoup de noblesse : " Méchant homme sans foi, vous avez menti ! Vous parlerez d'une autre façon avant de partir d'ici ; je vous ferai connaître l'étendue de votre trahison : par Dieu et par l'apôtre saint Jacques je vous défie".

La dame, ramenée dans la tour, maudissait le jour de sa naissance et priait avec ferveur la Vierge, reine du ciel, qu'elle veuille bien sauver son mari. Toujours se lamentant beaucoup, elle promit à Jésus-Christ, s'il préservait son mari de la mort, que jamais de toute sa vie elle ne commettrait de péché mortel. Seigneur Dieu ! elle n'imaginait pas les pénibles souffrances ni la cruelle humiliation qu'il lui fit subir devant ses meilleurs amis. Jamais femme noble ou de basse extraction ne fut, pour un si petit méfait, traitée de telle façon, comme vous allez l'entendre si je puis vous raconter toute mon histoire.

Le jeune chevalier qui avait tous les torts, parce qu'il se sentait  agile et fort, pensait bien vaincre l'autre ; mais Dieu et saint Jacques en qui le mari avait une grande confiance lui vinrent en aide. Il arriva à l'autre un bien grand malheur : parvenu sur le lieu du combat, son cheval n'eut plus la force de galoper contre son adversaire. Ce fut un vrai miracle car il ne faisait que reculer et commença à ruer si fort qu'il fit vider la selle à son maître. Alors le mari qui n'était pas décidé à le ménager alla lui planter son épée dans le corps. Quand le jeune chevalier se sentit frappé, il dit à voix haute :" Seigneur, pitié, au nom de Dieu ! Je reconnais mes torts. J'ai prié d'amour votre femme à plusieurs reprises ; c'est pour mon malheur que je l'ai rencontrée, à cause d'elle je vais mourir. Pourtant, elle avait fini par me promettre que je pourrais satisfaire mon désir et je l'aurais fait mais je ne le pus pas car vous êtes arrivé trop tôt ; et avec vous un grand nombre de personnes qui virent la dame au lit au moment où j'allais me coucher". Quand tous les seigneurs qui étaient là entendirent cet aveu, ils le firent traîner jusqu'au gibet et pendre puis ils libérèrent la dame et la rendirent à son mari en le priant instamment de bien vouloir lui pardonner. Mais le mari n'accéda pas à leur demande et dit au contraire qu'il saurait bien lui infliger une juste punition quand il arriverait dans son pays.

Il quitta la ville ayant fait monter la dame sur un méchant "roncin" acheté pour la circonstance. Il fit tout le chemin sans lui parler et daigna à peine lui accorder un regard. Il se hâta de regagner son pays, ne prit aucun repas avec sa femme et ne dormit pas avec elle. Craignant de subir une grande humiliation, la dame se lamentait fort. Mais son mari n'avait aucune pitié d'elle et ne pensait qu'à sa vengeance. Aussitôt arrivé dans ses terres, il invita chez lui tous les proches de la dame et les siens en grand nombre. Ecoutez bien maintenant ce qu'il fit, pour l'amour de Dieu.

II appela sa femme qui était toujours très belle, la fit vêtir somptueusement et lui ordonna d'aller dans la grande salle recevoir tous les gens qui étaient là sur son invitation. Ce jour-là le repas lui coûta très cher. La dame se laissa tomber à ses pieds, parlant avec peine au milieu de ses soupirs : " Cher seigneur, en vertu de la grâce si généreuse que Dieu accorda à la tendre Marie-Madeleine, ayez pitié de moi ! Je vois bien - j'en suis sûre - que vous voulez vous venger de moi devant tout le monde. Mais vous pourriez, s'il vous plaît, agir beaucoup mieux. Apaisez votre coeur secrètement afin que nos deux enfants n'encourent aucun reproche. Car c'est bien vous, mon cher seigneur, je le jure, qui les avez engendrés. Jamais aucun homme, autre que vous, n'a couché avec moi. Bien que je me sois abandonnée aux pires désordres sous l'effet d'une ruse diabolique, le Seigneur Dieu n'a pas voulu me laisser pécher. Placez-moi dans un lieu tel, si vous le voulez bien, que je ne puisse jamais voir le soleil ni la lune. J'étais prête à succomber, il est juste que ma punition soit sévère. - Perfide, dit alors le mari, tu as trop mal agi. En me reniant, tu as commis une grande folie. Je ne dois qu'à Dieu, à la Vierge Marie et à saint Jacques d'être encore en vie ; j'ai été, à cause de ta luxure, en grand danger de mort. Va-t'en dîner avec tes amis ; tu ne les verras jamais plus, par Dieu je te l'affirme.

La dame fut tellement effrayée qu'elle se trouva mal sur le pavé de marbre. Son mari la releva puis la fit asseoir sans attendre à la place d'honneur, entourée de ses amis. Vins et nourriture étaient en abondance mais le maître de maison était accablé par la tristesse. Dès que chacun se fut lavé les mains, il dit à haute voix : " Ecoutez- moi seigneurs, vous ne savez pas pourquoi je vous ai fait venir : c'est pour que vous portiez, s'il vous plaît, un jugement à propos d'une affaire qui vous sera, dans un instant, exposée. Récemment un chevalier voyageait avec sa femme qu'il aimait loyalement ; mais un autre jeune homme la courtisa tant qu'elle se rendit à son désir. Cependant, ne trouvant aucun moyen ni aucun endroit pour commettre leur mauvaise action, ils décidèrent de quitter la route ; la perfide se plaignit auprès de son mari de grandes douleurs et l'envoya en avant pour ordonner le dîner. Elle n'avait évidemment aucune envie de le voir ce soir-là et au contraire trouva un logis et se mit au lit. Son séducteur était prêt à se coucher à son tour lorsque survint le mari qui vit tout se qui se passait. Il avait amené avec lui plusieurs personnes et pensait tuer l'infidèle et son complice. Mais elle, véritablement possédée du démon, renia son mari devant tous les assistants. Elle l'accabla tellement qu'il dut donner son gage pour combattre l'ami de la dame ; mais la justice de Dieu sauva l'homme de bien et perdit le séducteur, car celui-ci fut vaincu et pendu, exposé à tous les vents. Quant au chevalier, il reprit possession de sa femme en toute liberté et la ramena sur ses terres. J'ai beaucoup d'affection, je vous le dis, pour ce chevalier qui est pour moi depuis longtemps un ami intime. Il m'a demandé conseil sur la vengeance à prendre de celle qui l'a trahi de cette façon : que chacun de vous dise ce qui lui en semble ! ". Alors le père de la dame, homme aux cheveux tout blancs, ne sachant pas le fin mot de ce discours, répondit : "Vraiment si j'étais encombré d'une telle femme qui m'aurait infligé une semblable honte, je la ferais brûler". Tout le monde fut d'accord avec cette décision. La dame au milieu de tous, remplie d'effroi, n'osait dire un mot et se contentait de soupirer ; elle aurait préféré être mise en pièces et mourir. Alors le mari, dans sa bonté et sa sagesse, dit : " Seigneurs, ma femme est de votre lignage ; sachez-le , c'est elle qui m'a fait cet outrage, mais elle ne sera pas brûlée, je n'ai pas le coeur à prendre cette décision. Je tirerai d'elle une cruelle vengeance, mais d'une autre façon". Alors les proches de la dame lui demandèrent au nom de leur amitié de se venger à sa guise pourvu que leur honneur fût sauf et il leur répondit qu'ils n'entendraient plus jamais parler d'elle.

Un soir, il la fit chercher et conduire tout droit au port de Wissant. Elle fit une confession générale de tous les péchés qu'elle put se rappeler, croyant bien qu'on s'apprêtait à la jeter à la mer. Elle n'avait au doigt qu'un seul anneau d'or pur que son mari lui ôta rudement. Puis, l'ayant jeté à l'eau, il déclara qu'il ne se réconcilierait avec elle que si Dieu lui rendait l'anneau d'or. Il ne pensait pas revoir jamais cet anneau orné d'une pierre précieuse et cependant il le retrouva et chérit la dame plus qu'auparavant ; mais pour l'heure il avait un tel désir de cruauté qu'il enfonça dans chacun des dix doigts de sa femme des annelets de fer qu'il avait fait forger grossièrement et si serrés qu'aucun homme n'aurait pu les enlever, Puis il se mit à l'accabler de sarcasmes, disant : " Chère dame, voici des anneaux dont vous ne vous déferez pas de toute votre vie". Elle répondit : " Seigneur, faites ce que vous voulez". Alors, la prenant par le bras, il ajouta : "Avancez" et la fit monter sur une barque complètement vide qu'il poussa vers la mer de toutes ses force". La dame s'écria : " Seigneur, s'il vous plaît, prenez soin de vos enfants, ils ont perdu leur mère. Je vous recommande à Dieu, puisque c'est ainsi que nous nous séparons ; que Notre- Seigneur me pardonne mes péchés !". Le mari retourna chez lui tout pensif.

Mais parlons un peu, si vous le voulez bien, de la dame qui était toute seule dans la barque sans le moindre réconfort. Les vagues la portaient alternativement en haut puis en bas et elle priait : "Dieu très bon qui avez sauvé Jonas du ventre de la baleine, ne m'oubliez pas. Et, s'il vous plaît, avant que je sois noyée, ayez pitié de mon âme afin qu'elle ne périsse pas. Sauvez aussi mon mari et toute sa famille !" ; Il se leva alors à tribord un vent qui mena le petit bateau, selon le bon plaisir de Dieu, jusqu'à une île complètement déserte.

La dame descendit à terre et regarda tout autour d'elle mais elle ne vit personne, ce qui l'affligea beaucoup. Il n'y avait dans cette île ni maison, ni cabane, pas plus que de pain, de farine, de blé ou de quelconque nourriture. Mais il s'y trouvait en grande quantité des petites pommes sauvages, des ronces, des aubépines et d'épais buissons. En soupirant la dame invoqua Dieu car elle avait si faim qu'elle pensait n'avoir plus longtemps à vivre, Puis elle commença à croquer des petites pommes car elle avait jeûné deux jours et deux nuits. Pendant quarante jours, elle vécut d'herbes et de pommes qu'elle trouvait dans l'île, buvant l'eau des cavités naturelles ; et puis, quant il pleuvait, elle se mettait à l'abri dans le creux d'un vieil arbre. Bonnes gens, pour un mot qu'elle avait dit dans un moment d'égarement et pour avoir consenti à un péché qu'elle ne commit pas, elle endura de grandes souffrances ; mais avant la fin de sa vie, elle se retrouva, comme vous l'entendrez, en paix avec elle-même. Mais auparavant il lui fallut supporter bien des maux.

 

Je voudrais vous parler un peu de ces annelets de fer que son mari lui enfonça de force dans les doigts : ils la firent tant souffrir que cela mérite d'être raconté. Les dix annelets étaient en effet si étroits que ses doigts et même ses mains étaient très enflés. Sa peau et sa chair tendre craquaient un peu partout ; peu de personnes pourraient supporter une telle douleur de bonne grâce. Mais elle avait dans le coeur un repentir si ferme que plus elle ressentait leur douloureuse contrainte, plus dévotement elle baisait les anneaux, priant Jésus-Christ que, dans sa toute-puissance, il préserve de tout mal celui qui les lui avait placés, disant : " Vraiment, j'aurais dû être brûlée quand je reniai celui qui était mon légitime époux et que je le mis en danger d'être tué honteusement". Au bout de quarante jours passés dans l'île et constamment dans les larmes, le très doux Jésus lui envoya du secours. Elle endurai cependant encore beaucoup d'autres souffrances comme je vous l'expliquerai, s'il plaît à Dieu. Depuis longtemps vous n'avez entendu histoire plus attendrissante.

La nuit d'une fête de saint Jacques, à la clarté de la lune, la dame, dans son malheur, se mit à genoux et pria : " Dieu de gloire qui avez voulu passer quarante jours à jeûner dans le désert, envoyez-moi en ce monde des souffrances telles qu'à la fin je puisse obtenir votre pardon et celui de mon bon mari qui me hait à juste titre. Saint Jacques, apôtre de bonté, demain sera le jour de votre fête, je le sais : le diable n'a tentée lorsque je revenais de votre pèlerinage et m'a poussée dans un piège cruel. Veuillez prier pour moi la Vierge, mère du doux fruit qui rappelle à lui les pécheurs, afin que j'accomplisse en ce bas monde une pénitence telle qu'après ma mort mon âme paraisse belle aux yeux de Jésus-Christ. Mon corps, lui, ne m'intéresse pas" braves gens, écoutez donc de quelle bonté fait preuve le Roi des rois. A peine la dame avait-elle achevé ces paroles qu'elle vit venir droit vers l'île deux navires. Un tourbillon qui s'était levé en haute mer les avait obligés à aborder. Il dit vrai celui qui affirme - c'est ce que j'ai souvent entendu dire - que jamais ne périra ce que Dieu veut sauver. Dans l'un des navires se trouvait un comte palatin, possesseur de plusieurs domaines sur le grand chemin de Saint-Jacques, en Espagne, par où passent les pèlerins. Cet homme au coeur pur et noble aperçut tout de suite la dame et dit à ses hommes : " Je vois là-bas une dame qui paraît très belle". Il sortit du bateau, se dirigea vers elle à la hâte et la salua avec amabilité et courtoisie. Puis il lui demanda a doucement : " Qui vous a amenée ici ? - Seigneur, répondit-elle, j'étais sur un navire qui a péri en mer, j'ai sauté dans cette barque et arrivai ici selon la volonté de Dieu ; il m'a sauvée de la noyade. Il y a plus de quarante jours que je n'ai vu de pain. " Le seigneur, plein de bonté et de droiture, l'emmena sur son navire : pensant qu'elle avait grand faim, il lui fit apporter de la nourriture en abondance, mais elle n'accepta que le pain et l'eau, malgré les encouragements répétés du comte. Lorsque celui-ci vit ses mains, il se signa car les anneaux les avaient beaucoup abîmées et, en homme courtois, il lui dit avec douceur : " Madame, par Dieu, ce serait grand dommage de ne pas faire enlever ces anneaux trop serrés qui vous blessent de cette façon les doigts et les mains. Il y a dans le navire un médecin qui vous les ôtera facilement en les limant doucement avec une petite lime ; vos souffrances disparaîtront immédiatement. - Seigneur, répondit la dame, cela ne se produira pas. Les annelets ne tomberont pas de mes doigts si ce n'est la volonté du Dieu du ciel". Ils quittèrent l'île dès que la tempête eut cessé et arrivèrent dans un port d'Espagne.

Le comte voulut emmener la dame dans son pays mais elle le pria de lui trouver un abri sur le grand chemin où elle puisse demeurer et parler aux pèlerins qui peinent pour l'amour de saint Jacques. " Vous endurez trop de souffrances", répondit le comte. Mais elle dit doucement : " Je veux servir mon Créateur de toutes mes forces ; je ne veux rien faire d'autre". Le corps et le visage de la dame plaisaient beaucoup à ce bon seigneur plein de sagesse et de droiture. Il lui dit : " Vraiment je crois que vous êtes de noble lignage, je vous épouserais volontiers en toute loyauté. Les plaies de vos mains seraient vite guéries ; après moi, si vous le voulez, vous tiendrez toute ma terre. J'ai de grands domaines que j'ai conquis dans ma jeunesse ; je ne me suis jamais marié et je n'ai ni fille ni fils". La dame répondit : " Cher seigneur, ma naissance est modeste. J'ai passé une grande partie de ma vie dans le péché ; je dois faire pénitence pour obtenir mon pardon. J'ai fait le voeu de ne plus vivre dans l'intimité d'un homme. Mais, pour Dieu, accordez-moi ce que je vous ai demandé ! Je prierai pour vous et pour tous ceux que vous aimez". Le seigneur qui était plein d'attentions lui fit faire, sur le chemin de Saint-Jacques, une belle et agréable habitation. Il fit venir avec elle douze béguines et leur servit une rente pour assurer leur subsistance. Les pèlerins qui allaient à Saint-Jacques passaient devant cette maison.

La dame, qui avait le souci de servir Dieu, bien qu'elle disposât d'un lit confortable, se couchait sur la terre dure ; elle menait une vie salutaire pour son âme mais très pénible. Son corps n'avait pas l'habitude d'un tel traitement Le comte qui avait fait aménager cette demeure venait souvent rendre visite à la dame car il l'aimait loyalement, sans aucune mauvaise pensée. Mais la mort qui prend tout vint le frapper. Quand il vit sa fin et comprit qu'il allait mourir, il voulut laisser à la dame qui vivait si saintement les revenus de son domaine, d'une valeur de cinq cents marcs ; puis trépassa ce seigneur qui avait été aimé de tous.

La dame avec cet argent fit construire une belle église et un hospice pour héberger les pauvres gens. On parlait d'elle dans tous les alentours ; elle ne pouvait cesser de réconforter tous les malheureux. Sa renommée grandissait dans le pays ; elle ne se lassait jamais de faire pénitence. Souvent elle demandait à Dieu et à la glorieuse Vierge d'être réconciliée avec son légitime époux. Elle priait aussi avec dévotion pour ses deux fils afin de les revoir de ses yeux en parfaite santé. Pour Dieu, prêtez attention tous, les jeunes comme les vieux, et vous entendrez le miracle que fit le Roi des cieux. Il inspira en effet au chevalier le désir de retrouver sa femme qu'il avait chassée. Or pendant un carême, un peu avant le repas, il arriva qu'il alla voir son cuisinier qui préparait des poissons et qui trouva dans l'un d'eux l'anneau jeté à la mer.  Le mari le reconnut, le baisa tendrement et versa, pour l'amour de la dame, des larmes d'attendrissement " Dieu très cher, dit-il, certes si je pensai pouvoir retrouver ma femme, je la chercherais volontiers mais je craindrais fort de perdre ma peine. Vraiment je dois être très heureux de cet anneau car je pense que Dieu me l'a fait parvenir pour qu'il me rappelle ma malheureuse épouse que j'ai abandonnée dans une barque au risque qu'elle se noie ; peut-être que Dieu lui est venu en aide".

Le chevalier fit voeu de retourner à Saint-Jacques et ajouta qu'il y fera transporter ses enfants afin de retrouver sa femme. Il fit donc venir ses deux fils qui arrivèrent aussitôt car ils craignaient leur père. Ils lui ressemblaient en tous point ils n'avaient encore que sept ans et ne savaient rien de leur mère. A leur vue, leur père poussa de profonds soupirs puis il fit préparer tout ce qu'il fallait pour aller Saint-Jacques. Les enfants furent transportés en litière mais je ne vais pas entreprendre de raconter leur voyage.

Ils se firent héberger un soir avant la tombée de la nuit à deux lieues de l'endroit où habitait la dame. Celle-ci, après le dîner, parlait avec son portier lorsque passa devant la porte, un messager. Elle l'appela car elle avait grande envie de savoir s'il viendrait quelqu'un de son pays et lui dit : " Frère, dis-moi je te prie, sais-tu s'il vient quelqu'un de Picardie ? - Madame, dit-il, oui demain passera par ici un homme du Boulonnais, brave et hardi chevalier qui emmène ses deux fils à Saint-Jacques avec lui". Alors la dame dit tout bas : " Je crois bien que c'est mon mari". Elle ne laissa rien paraître mais remercia Dieu qui lui fit alors songer à une ruse subtile : elle ordonna à ses serviteurs de ne laisser passer aucun pèlerin le lendemain sans qu'il vienne lui parler. Le lendemain matin, juste à l'heure de prime, arriva le chevalier avec ses enfants ; les serviteurs lui dirent qu'il n'irait pas plus loin s'il n'en demandait l'autorisation à la dame du lieu et, comme il ne péchait ni par démesure ni par prétention, il leur répondit : " Je ne veux pas vous désobéir" ; et il fit signe à son écuyer en lui disant : " Cher frère, allez parler à la dame pour nous tous".

L'écuyer s'en alla vers la maison de la dame qui lui demanda dès qu'elle le vit : " D'où êtes-vous, cher frère ? - Du Boulonnais, en vérité, madame, et j'appartiens à un chevalier qui emmène ses deux fils jumeaux au pèlerinage de Saint-Jacques pour pouvoir retrouver la mère de ses enfants. Il jeta à la mer un anneau qu'elle portait à cause de je ne sais quelle humiliation ; cet anneau lui est revenu, c'est absolument certain." Alors la dame commença à pousser de profonds soupirs mais elle dit cependant à l'écuyer : " Ecoutez-moi, ami, je sais que l'on vous a ici même arrêtés ; si vous voulez continuer votre route, promettez-moi de repasser ici au retour avec votre maître et de faire en sorte que je puisse parler au chevalier ; j'ai un très grand désir de voir les enfants." Alors l'écuyer répondit avec douceur : " Madame, je le jure au nom de Dieu qui est très juste" .

Puis il revint rapidement vers son seigneur et lui rapporta toutes les paroles qu'il avait entendues. Celui-ci en fut très troublé, mais ne sut que dire et ils reprirent la route sans parler davantage. Ils arrivèrent rapidement à Saint-Jacques, firent leurs offrandes et tout ce qu'ils devaient sans rien prendre à crédit chez aucun hôte ni hôtesse. Dès qu'il en fut temps, ils prirent le chemin du retour car chacun a le désir de rentrer chez soi.

Mais le doux et tout-puissant Jésus-Christ voulut manifester à la dame une belle marque de sa bonté, sachant bien quelle dure pénitence elle avait endurée. Une voix vint lui dire : " Ton mari sera ici avec tes fils dimanche, un peu avant midi. Va humblement ce jour-là à sa rencontre et quand tu le verras demande-lui pardon."

En entendant cette voix, la dame fut très joyeuse ; elle demanda à tous les clercs et les prêtres du domaine de venir le jour où son mari devait arriver dans le pays et les pria avec douceur de faire des processions. Ceux-ci, qui avaient de l'affection pour elle, acceptèrent volontiers. Ils allèrent dévotement à la rencontre du seigneur, portant châsses et reliquaires et chantant à Dieu des cantiques de louanges et d'actions de grâces. L'évêque du pays qui connaissait bien l'affaire pour avoir entendu la dame en confession à l'église et qui savait comment elle avait offensé son mari, vint tout droit au chevalier et lui demanda en toute franchise s'il voulait bien lui accorder un don. Le seigneur, homme parfaitement courtois, répondit : " Je l'accorde, si je puis le faire". Alors la dame arriva, pleine de piété, se laissa tomber aux pieds de son mari et lui dit : " Très cher seigneur, veuillez avoir pitié de celle que le diable voulut tromper". Le chevalier la releva sans attendre et, reconnaissant celle qu'il avait épousée, sentit l'eau du coeur monter jusqu'à ses yeux. Mais quand il vit ses mains il changea de couleur car il n'y avait pas un endroit qui n'eût été mis à mal. En effet, les petits anneaux qui étaient très étroits lui avaient usé la chair jusqu'aux os. Tous les braves gens qui voyaient ce spectacle pleuraient d'attendrissement et de pitié pour elle.

Alors devant tout le monde la dame raconta comment son petit bateau l'avait menée dans l'île, la grande misère qu'elle y avait endurée et la manière dont le comte l'en avait délivrée. Son mari lui dit : "Madame, vous avez bien racheté vos folles paroles, méchamment prononcées. Que Dieu et la glorieuse Vierge vous les pardonnent comme je le fais moi-même, en toute piété."

Pour Dieu, écoutez tous, grands et petits ; aussitôt que son mari juste et loyal lui eut pardonné, le Roi du Paradis fit un beau miracle car tombèrent de ses doigts les dix annelets qui lui avaient causé de si grandes souffrances. Alors la dame serra contre elle ses deux petits enfants et les embrassa tendrement, la joie au coeur. Puis son mari, bon et valeureux, prit l'anneau qu'il avait, dans sa colère, jeté à la mer et l'offrit à sa femme avec douceur, lui racontant comment Dieu le lui avait fait retrouver. Mais sachez que la dame ne voulut pas partir ni retourner en Boulonnais où elle avait de grandes terres. Elle n'eut plus jamais ensuite la moindre intimité avec un homme.

Quand son mari connut sa décision, il n'exerça sur elle aucune contrainte mais fit voeu de chasteté et mena une sainte vie.

Chers amis, les personnes dont je vous ai parlé finirent leur vie ; puis Dieu, dans sa grande bonté, accueillit leurs âmes dans la céleste lumière.

Que la Sainte Trinité nous accorde la même grâce ! Amen.

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