Connaître saint Jacques - Comprendre Compostelle
page établie en février 2003
Accueil mise à jour le 9 septembre, 2005 Portraits de pèlerins de Compostelle survol du site Page précédente
 

Fleurs de Daturas, le songe d'un pèlerin


Etienne Eimer nous propose ici un conte rafraîchissant et superbement écrit, un Miracle contemporain, de ces miracles qui surviennent parfois sous le dur soleil de Castille...
A l'écart du chemin, Antoine, pèlerin exténué par une longue marche solitaire vit une expérience unique. Un état second lui permet de surmonter sa fatigue, rencontrer les esprits de pèlerins partis avant lui en direction du soleil couchant sur ces chemins qu'il voit comme les vaisseaux sanguins de l'Europe...
Assommé de fatigue, Antoine s'endort et rêve ...

Le pèlerin qui a entrepris d’aller à Compostelle doit traverser un désert de quelque quarante kilomètres entre le bourg de Sahagun et le village de Mansillas de las Mulas : le vide, le silence. Mais un silence linéaire qui s’insinue au fond de la tête comme le plus insupportable des acouphènes.
Antoine était parti de Saint-Jean-Pied-de-Port voilà dix-huit jours, et avait déjà parcouru plus de quatre cents kilomètres à pied, par monts et par vaux. Une grande fatigue s’était rapidement emparée de lui, et il avançait comme un automate, lentement, laborieusement, l’esprit tendu vers son irréel objectif, légèrement penché vers l’avant sous le poids de son sac à dos et pour bien voir où il posait le pied. Penché en avant également pour affronter les éternels vents d’ouest dominants. Ce face à face avec les vents, Antoine se faisait la réflexion que c’était le monde à l’envers. Dans sa vie jusqu’alors, il avait été ballotté, poussé dans le dos par des vents divers qui propulsaient bien loin en avant ses lubies et chimères qu’il ne rattraperait jamais, ses rêves de gloire, de grandeurs ou simplement de bonheur ! Quoi qu’il en soit, Antoine était bien loin de cette élévation d’esprit à laquelle il avait aspiré avant son départ, et en réalité, il pensait plus souvent à ses pieds qu’à ses fins dernières. Le Chemin lui faisait révéler sa véritable nature d’homme fragile, peu endurant à la souffrance, et en définitive d’une capacité intellectuelle assez stérile dès lors que son environnement devenait hostile. Il se retrouvait pauvre d’esprit, dépouillé de tout artifice et passablement humilié. L’humilité s’imposait comme la première étape importante du Chemin.
Dix-huit jours de vent, de soleil, de chaleur accablante et parfois d’orages effrayants. Cela avait été le cas particulièrement la veille, où il était parvenu à l’auberge des pèlerins de Sahagun complètement trempé. Même sa « crédenciale », ce document cartonné que les pèlerins font tamponner chaque soir à l’étape pour que leur soient ouvertes le lendemain les portes de l’auberge suivante, était humide, et il avait dû la faire sécher sur sa paillasse avant de recueillir le précieux cachet.
Mais l’averse de la veille avait surtout réveillé une vieille tendinite aux talons d’Achille, et Antoine souffrait durement dans l’écrasante chaleur revenue, sous un soleil de plomb et sans le moindre arbre à l’horizon. Il avançait seul sur l’itinéraire qu’il avait soigneusement et orgueilleusement choisi pour être seul. Durant la matinée, cependant, il avait aperçu trois marcheurs qui avançaient sur un itinéraire sensiblement parallèle au sien, mais qui ne figurait pas sur son livre-guide.
Etait-ce la chaleur qui avait fait se lever cette espèce de brume légère sur cette haute plaine sans fin ? Etait-ce sa fatigue qui lui troublait la vue ? L’horizon s’estompait dans un tremblement violacé, et il ne pouvait discerner la fin de la terre du commencement du ciel. Cette immensité uniformément ocre virait insensiblement à l’indigo et semblait s’élever lentement vers cet horizon improbable.
Parfois l’itinéraire des trois autres pèlerins paraissait se rapprocher du sien, à un point même que vers le milieu de la matinée, Antoine mit son chapeau au bout de son bourdon et le tendit vers le ciel pour attirer leur attention, mais ils ne le virent ni ne réagirent, trop écrasés peut-être par leur propre destin à ce moment-là. Alors Antoine essaya de crier vers eux, sans savoir pourquoi, mais seulement un faible son rauque sortit de sa gorge.
Puis ces trois étranges pèlerins s’éloignèrent peu à peu et finirent par être engloutis dans une dépression du terrain. Antoine se mit à douter de ses capacités perceptives. Avaient-ils réellement existé, ces trois pèlerins, ou bien s’agissait-il de fantômes visitant son esprit tourmenté ?
Un peu plus tard, il lui sembla voir à l’horizon un point noir qui dénotait avec son environnement. Une bâtisse en ruine ? Un arbre mort ? Une stèle pour un pèlerin mort de fatigue ? Dans sa semi conscience, Antoine crut voir bouger ce point noir, et il s’arrêta pour bien fixer ce point. Mais non, il était immobile. Antoine se remit en marche, et quelques instants plus tard, il crut à nouveau avoir vu bouger ce point noir. Il s’arrêta de nouveau, et dut bien se rendre à l’évidence : ce point se déplaçait effectivement, mais avec une extrême lenteur.
Alors Antoine crut se souvenir d’un détail sur la carte de l’itinéraire de son livre-guide. Il posa son sac et sorti ce livre. Effectivement, la carte mentionnait une voie de chemin de fer à quelque distance, et d’ailleurs, à cet instant précis, Antoine vit un train de profil, avant que la voie sur laquelle il avançait ne le fasse disparaître à l’horizon vers le nord, le tout dans le silence le plus total. Ce qu’il avait perçu antérieurement comme un point noir immobile n’était que le train vu de face, mais tellement lointain que l’on pouvait douter de la réalité de son mouvement. Antoine se rendit encore un peu plus compte de sa solitude et de l’éloignement de son objectif du jour. Personne ne pourrait lui venir en aide s’il avait un problème.
Lorsque le soleil fut au zénith, Antoine posa son sac et soupesa sa gourde d’eau. Elle était à moitié vide, et il lui faudrait absolument arriver à Mansillas de las Mulas, malgré sa tendinite et ce soleil quasi vertical. Il prit deux comprimés d’un puissant antalgique et s’allongea à même le sol. Il posa sa tête sur son sac et mit son chapeau de pèlerin sur son nez en attendant que le remède produise son effet. Mais il avait dû à nouveau puiser dans sa réserve d’eau, et l’heure chaude était encore à venir !
Malgré la brûlure du soleil, Antoine s’assoupit quelques instants. Sans doute peu de temps, mais il lui sembla sortir d’un songe extrêmement profond qui l’avait conduit jusqu’à d’étranges contrées. Étourdi, il se releva péniblement et rechargea son sac. « Ultreïa ! », comme disaient les pèlerins du temps jadis. « Ánimo ! » , comme disent de nos jours les pèlerins espagnols. Plus loin ! Courage ! Et il en fallait, du courage, pour avancer lentement sur ce chemin poussiéreux, torride, désert et sans fin.
Antoine souffrait de plus en plus de sa tendinite, et chaque pas représentait une consommation d’énergie démesurée. Qu’était-il donc venu faire sur ce chemin de l’oubli, mettant sa santé en jeu et peut-être sa vie en péril ? N’aurait-il pas été plus à sa place chez lui, à sulfater ses dix-sept pieds de vigne et à arroser son jardin ? Il n’avait aucune attirance particulière pour la vénération des reliques des saints, même pour saint Jacques le Majeur en personne, le compagnon du Christ, le prédicateur enflammé et tonitruant, aux dires de la Légende Dorée. Lors d’un long séjour professionnel en Espagne, il avait eu souvent l’occasion d’invoquer le saint Patron de ce pays pour lui demander de fortifier son bras et son esprit dans les sévères luttes qu’il devait mener alors, mais il lui semblait que ce contact se passait d’esprit à esprit et ne s’encombrait ni de distances ni de reliques quelles qu’elles soient.
Antoine avait essayé d’expliquer sa motivation par l’aspect religieux de ce pèlerinage, par cet ascétisme purificateur redécouvrant au fil des kilomètres la trame effilochée de son âme. Et le voilà réduit à cet état claudicant et douloureux, où la question même de l’existence de son âme était la dernière de ses préoccupations. En vérité, Antoine n’avait pas d’explication valable à cette pulsion qui l’avait poussé sur ce chemin millénaire, à la poursuite du soleil couchant, pour voir ce qu’il y avait derrière l’horizon. Comme des milliers et des milliers d’autres pèlerins à travers les siècles, il était parti, simplement. Une fois « viré » de la multinationale qui l’employait, il avait perdu tous ses repères, le Dieu païen qu’il avait servi de toutes ses forces l’avait laissé tomber quand, avec l’âge, ses propres forces l’avaient abandonné. Ce Dieu barbare, il avait dû le servir en faisant semblant d’être heureux. Mais au fond de son cœur, il n’avait jamais cessé de le haïr. Finalement, comme tant d’autres, il avait été vaincu, et c’est en soldat en déroute qu’il cheminait vers Compostelle, cherchant inconsciemment à renouer avec le Dieu de son enfance, essayant de reconstruire une référence vitale dans son esprit, criant dans le désert.
De nombreuses tombes bordaient le Chemin. Une foule innombrable d’esprits hantait l’espace, jusqu’à devenir presque palpable, à la fois tellement proches et si lointains. Étrangement, Antoine croyait dans son état second entendre leurs respirations et le bruit de leurs pas, leurs plaintes et leurs cantiques au creux de son âme. De temps à autre, le Chemin ressemblait à une véritable tranchée, creusée au fil des temps par les pieds de ses prédécesseurs. Vu du ciel, ce Chemin pouvait ressembler à un réseau de veines où avait coulé le premier sang fondateur de l’Europe.
Parfois, pourtant, la douleur s’estompait, et même disparaissait totalement. Littéralement, Antoine se sentait pousser des ailes et avait la quasi-certitude de sortir de son corps douloureux et, le surplombant de quelques mètres, de le voir avancer en d’étranges arabesques au milieu ce désert poussiéreux. Son esprit s’élevait encore plus haut, à la rencontre de l’explication de toute chose et d’un bonheur sans limites. Mais brutalement, alors qu’il croyait atteindre enfin à cette félicité, il retombait dans son enveloppe charnelle avec son cortège interminable de souffrances et de pesanteurs chevillées à tout son être.
C’est à l’occasion de l’une de ces « réincarnations » qu’Antoine s’immobilisa brutalement. L’après-midi avançait beaucoup plus vite que lui, et la douleur était alors devenue insupportable. Il avait terriblement soif et hésitait à boire les dernières gouttes d’eau chaude que contenait sa gourde. Mais une évidence s’imposait : il n’en pouvait plus, et devait rester là, en se recommandant à saint Jacques et aux Puissances Célestes susceptibles de s’intéresser à lui dans sa détresse.
Antoine s’allongea à nouveau sur le sol et attendit. L’endroit était parsemé de plants de datura, aux fleurs jaunes ou mauves extrêmement odorantes malgré la chaleur encore écrasante. Il connaissait la mauvaise réputation de ces fleurs, considérées dans certaines contrées comme porteuses de maladie et de maléfices. Aux Indes, se souvenait-il, les femmes détruisaient avec furie tous leurs plants sauvages qui poussaient près des lieux habités. Ici, en Europe, on ne semblait pas se soucier de ces potentialités néfastes, ou bien toute cette connaissance avait sombré dans l’oubli, enterrée par la science officielle. Mais Antoine, allongé au milieu de centaines de ces plantes, se sentait encerclé d’une puissance redoutable.
Les heures finirent par s’écouler et l’immobilité fit du bien à Antoine. La chaleur s’en allait, et bientôt ce soleil serait englouti dans un somptueux incendie. L’obscurité enveloppa toute chose, et Antoine but sa dernière goutte d’eau pour avaler un somnifère. Il sombra vite dans une inconscience odorante.
Antoine se réveilla au milieu de la nuit, tourmenté par la soif. Il regarda les étoiles traverser le ciel dans leur silence infini, dures comme des diamants.
Insensiblement, un bruit étrange s’imposa alors : le bruit d’une fontaine limpide, aussi cristalline que celle du Patio de Los Leones de l’Alhambra, lorsqu’il avait réussi, il y avait bien longtemps, à se laisser enfermer un soir dans ce palais des Mille et Une Nuits pour en savourer toutes les noires splendeurs à l’heure où l’âme est réceptive et perçoit même l’invisible.
Cet étrange bruit cristallin et frais se rapprochait, puis s’éloignait, puis à nouveau revenait encore plus près. Antoine restait écrasé au sol, tétanisé d’inquiétude et retenant son souffle. Combien de temps cela dura-t-il ? Lentement, pourtant, ce bruit merveilleux de fontaine s’éloigna, et finit par disparaître totalement. Antoine demeura immobile tout le restant de la nuit, incapable du moindre mouvement. Puis l’Orient s’éclaira doucement, et une grande fraîcheur recouvrit le désert dans un silence minéral.
Lorsque le soleil triompha des ténèbres, Antoine eut la force de se relever. Il était complètement seul, au milieu de nulle part.
En se levant, Antoine heurta son sac et sa gourde. Celle-ci était remarquablement fraîche, lourde et pleine d’eau.

 texte proposé par Etienne Eimer

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