Le pèlerin qui a entrepris d’aller à Compostelle doit
traverser un désert de quelque quarante kilomètres entre le bourg
de Sahagun et le village de Mansillas de las Mulas : le vide, le silence. Mais
un silence linéaire qui s’insinue au fond de la tête comme
le plus insupportable des acouphènes.
Antoine était parti de Saint-Jean-Pied-de-Port voilà dix-huit
jours, et avait déjà parcouru plus de quatre cents kilomètres à pied,
par monts et par vaux. Une grande fatigue s’était rapidement emparée
de lui, et il avançait comme un automate, lentement, laborieusement,
l’esprit tendu vers son irréel objectif, légèrement
penché vers l’avant sous le poids de son sac à dos et pour
bien voir où il posait le pied. Penché en avant également
pour affronter les éternels vents d’ouest dominants. Ce face à face
avec les vents, Antoine se faisait la réflexion que c’était
le monde à l’envers. Dans sa vie jusqu’alors, il avait été ballotté,
poussé dans le dos par des vents divers qui propulsaient bien loin en
avant ses lubies et chimères qu’il ne rattraperait jamais, ses
rêves de gloire, de grandeurs ou simplement de bonheur ! Quoi qu’il
en soit, Antoine était bien loin de cette élévation d’esprit à laquelle
il avait aspiré avant son départ, et en réalité,
il pensait plus souvent à ses pieds qu’à ses fins dernières.
Le Chemin lui faisait révéler sa véritable nature d’homme
fragile, peu endurant à la souffrance, et en définitive d’une
capacité intellectuelle assez stérile dès lors que son
environnement devenait hostile. Il se retrouvait pauvre d’esprit, dépouillé de
tout artifice et passablement humilié. L’humilité s’imposait
comme la première étape importante du Chemin.
Dix-huit jours de vent, de soleil, de chaleur accablante et parfois d’orages
effrayants. Cela avait été le cas particulièrement la veille,
où il était parvenu à l’auberge des pèlerins
de Sahagun complètement trempé. Même sa « crédenciale »,
ce document cartonné que les pèlerins font tamponner chaque soir à l’étape
pour que leur soient ouvertes le lendemain les portes de l’auberge suivante, était
humide, et il avait dû la faire sécher sur sa paillasse avant de
recueillir le précieux cachet.
Mais l’averse de la veille avait surtout réveillé une vieille
tendinite aux talons d’Achille, et Antoine souffrait durement dans l’écrasante
chaleur revenue, sous un soleil de plomb et sans le moindre arbre à l’horizon.
Il avançait seul sur l’itinéraire qu’il avait soigneusement
et orgueilleusement choisi pour être seul. Durant la matinée, cependant,
il avait aperçu trois marcheurs qui avançaient sur un itinéraire
sensiblement parallèle au sien, mais qui ne figurait pas sur son livre-guide.
Etait-ce la chaleur qui avait fait se lever cette espèce de brume légère
sur cette haute plaine sans fin ? Etait-ce sa fatigue qui lui troublait la
vue ? L’horizon s’estompait dans un tremblement violacé,
et il ne pouvait discerner la fin de la terre du commencement du ciel. Cette
immensité uniformément
ocre virait insensiblement à l’indigo et semblait s’élever
lentement vers cet horizon improbable.
Parfois l’itinéraire des trois autres pèlerins paraissait
se rapprocher du sien, à un point même que vers le milieu de la
matinée, Antoine mit son chapeau au bout de son bourdon et le tendit
vers le ciel pour attirer leur attention, mais ils ne le virent ni ne réagirent,
trop écrasés peut-être par leur propre destin à ce
moment-là.
Alors Antoine essaya de crier vers eux, sans savoir pourquoi, mais seulement
un faible son rauque sortit de sa gorge.
Puis ces trois étranges pèlerins s’éloignèrent
peu à peu et finirent par être engloutis dans une dépression
du terrain. Antoine se mit à douter de ses capacités perceptives.
Avaient-ils réellement existé, ces trois pèlerins, ou bien
s’agissait-il de fantômes visitant son esprit tourmenté ?
Un peu plus tard, il lui sembla voir à l’horizon un point noir
qui dénotait avec son environnement. Une bâtisse en ruine ? Un
arbre mort ? Une stèle pour un pèlerin mort de fatigue ? Dans
sa semi conscience, Antoine crut voir bouger ce point noir, et il s’arrêta
pour bien fixer ce point. Mais non, il était immobile. Antoine se remit
en marche, et quelques instants plus tard, il crut à nouveau avoir vu
bouger ce point noir. Il s’arrêta de nouveau, et dut bien se rendre à l’évidence
: ce point se déplaçait effectivement, mais avec une extrême
lenteur.
Alors Antoine crut se souvenir d’un détail sur la carte de l’itinéraire
de son livre-guide. Il posa son sac et sorti ce livre. Effectivement, la
carte mentionnait une voie de chemin de fer à quelque distance, et d’ailleurs, à cet
instant précis, Antoine vit un train de profil, avant que la voie sur
laquelle il avançait ne le fasse disparaître à l’horizon
vers le nord, le tout dans le silence le plus total. Ce qu’il avait perçu
antérieurement comme un point noir immobile n’était que
le train vu de face, mais tellement lointain que l’on pouvait douter de
la réalité de son mouvement. Antoine se rendit encore un peu
plus compte de sa solitude et de l’éloignement de son objectif
du jour. Personne ne pourrait lui venir en aide s’il avait un problème.
Lorsque le soleil fut au zénith, Antoine posa son sac et soupesa sa
gourde d’eau. Elle était à moitié vide, et il lui
faudrait absolument arriver à Mansillas de las Mulas, malgré sa
tendinite et ce soleil quasi vertical. Il prit deux comprimés d’un
puissant antalgique et s’allongea à même le sol. Il posa
sa tête sur son sac et mit son chapeau de pèlerin sur son nez en
attendant que le remède produise son effet. Mais il avait dû à nouveau
puiser dans sa réserve d’eau, et l’heure chaude était
encore à venir !
Malgré la brûlure du soleil, Antoine s’assoupit quelques
instants. Sans doute peu de temps, mais il lui sembla sortir d’un songe
extrêmement profond qui l’avait conduit jusqu’à d’étranges
contrées. Étourdi, il se releva péniblement et rechargea
son sac. « Ultreïa ! », comme disaient les pèlerins
du temps jadis. « Ánimo ! » , comme disent de nos jours les
pèlerins espagnols. Plus loin ! Courage ! Et il en fallait, du courage,
pour avancer lentement sur ce chemin poussiéreux, torride, désert
et sans fin.
Antoine souffrait de plus en plus de sa tendinite, et chaque pas représentait
une consommation d’énergie démesurée. Qu’était-il
donc venu faire sur ce chemin de l’oubli, mettant sa santé en jeu
et peut-être sa vie en péril ? N’aurait-il pas été plus à sa
place chez lui, à sulfater ses dix-sept pieds de vigne et à arroser
son jardin ? Il n’avait aucune attirance particulière pour la vénération
des reliques des saints, même pour saint Jacques le Majeur en personne,
le compagnon du Christ, le prédicateur enflammé et tonitruant,
aux dires de la Légende Dorée. Lors d’un long séjour
professionnel en Espagne, il avait eu souvent l’occasion d’invoquer
le saint Patron de ce pays pour lui demander de fortifier son bras et son
esprit dans les sévères luttes qu’il devait mener alors,
mais il lui semblait que ce contact se passait d’esprit à esprit
et ne s’encombrait ni de distances ni de reliques quelles qu’elles
soient.
Antoine avait essayé d’expliquer sa motivation par l’aspect
religieux de ce pèlerinage, par cet ascétisme purificateur redécouvrant
au fil des kilomètres la trame effilochée de son âme. Et
le voilà réduit à cet état claudicant et douloureux,
où la question même de l’existence de son âme était
la dernière de ses préoccupations. En vérité, Antoine
n’avait pas d’explication valable à cette pulsion qui l’avait
poussé sur ce chemin millénaire, à la poursuite du soleil
couchant, pour voir ce qu’il y avait derrière l’horizon.
Comme des milliers et des milliers d’autres pèlerins à travers
les siècles, il était parti, simplement. Une fois « viré » de
la multinationale qui l’employait, il avait perdu tous ses repères,
le Dieu païen qu’il avait servi de toutes ses forces l’avait
laissé tomber quand, avec l’âge, ses propres forces l’avaient
abandonné. Ce Dieu barbare, il avait dû le servir en faisant semblant
d’être heureux. Mais au fond de son cœur, il n’avait
jamais cessé de le haïr. Finalement, comme tant d’autres,
il avait été vaincu, et c’est en soldat en déroute
qu’il cheminait vers Compostelle, cherchant inconsciemment à renouer
avec le Dieu de son enfance, essayant de reconstruire une référence
vitale dans son esprit, criant dans le désert.
De nombreuses tombes bordaient le Chemin. Une foule innombrable d’esprits
hantait l’espace, jusqu’à devenir presque palpable, à la
fois tellement proches et si lointains. Étrangement, Antoine croyait
dans son état second entendre leurs respirations et le bruit de leurs
pas, leurs plaintes et leurs cantiques au creux de son âme. De temps à autre,
le Chemin ressemblait à une véritable tranchée, creusée
au fil des temps par les pieds de ses prédécesseurs. Vu du ciel,
ce Chemin pouvait ressembler à un réseau de veines où avait
coulé le premier sang fondateur de l’Europe.
Parfois, pourtant, la douleur s’estompait, et même disparaissait
totalement. Littéralement, Antoine se sentait pousser des ailes et avait
la quasi-certitude de sortir de son corps douloureux et, le surplombant de quelques
mètres, de le voir avancer en d’étranges arabesques au milieu
ce désert poussiéreux. Son esprit s’élevait encore
plus haut, à la rencontre de l’explication de toute chose et d’un
bonheur sans limites. Mais brutalement, alors qu’il croyait atteindre
enfin à cette félicité, il retombait dans son enveloppe
charnelle avec son cortège interminable de souffrances et de pesanteurs
chevillées à tout son être.
C’est à l’occasion de l’une de ces « réincarnations » qu’Antoine
s’immobilisa brutalement. L’après-midi avançait beaucoup
plus vite que lui, et la douleur était alors devenue insupportable. Il
avait terriblement soif et hésitait à boire les dernières
gouttes d’eau chaude que contenait sa gourde. Mais une évidence
s’imposait : il n’en pouvait plus, et devait rester là, en
se recommandant à saint Jacques et aux Puissances Célestes susceptibles
de s’intéresser à lui dans sa détresse.
Antoine s’allongea à nouveau sur le sol et attendit. L’endroit était
parsemé de plants de datura, aux fleurs jaunes ou mauves extrêmement
odorantes malgré la chaleur encore écrasante. Il connaissait la
mauvaise réputation de ces fleurs, considérées dans certaines
contrées comme porteuses de maladie et de maléfices. Aux Indes,
se souvenait-il, les femmes détruisaient avec furie tous leurs plants
sauvages qui poussaient près des lieux habités. Ici, en Europe,
on ne semblait pas se soucier de ces potentialités néfastes, ou
bien toute cette connaissance avait sombré dans l’oubli, enterrée
par la science officielle. Mais Antoine, allongé au milieu de centaines
de ces plantes, se sentait encerclé d’une puissance redoutable.
Les heures finirent par s’écouler et l’immobilité fit
du bien à Antoine. La chaleur s’en allait, et bientôt ce
soleil serait englouti dans un somptueux incendie. L’obscurité enveloppa
toute chose, et Antoine but sa dernière goutte d’eau pour avaler
un somnifère. Il sombra vite dans une inconscience odorante.
Antoine se réveilla au milieu de la nuit, tourmenté par la soif.
Il regarda les étoiles traverser le ciel dans leur silence infini, dures
comme des diamants.
Insensiblement, un bruit étrange s’imposa alors : le bruit d’une
fontaine limpide, aussi cristalline que celle du Patio de Los Leones de l’Alhambra,
lorsqu’il avait réussi, il y avait bien longtemps, à se
laisser enfermer un soir dans ce palais des Mille et Une Nuits pour en savourer
toutes les noires splendeurs à l’heure où l’âme
est réceptive et perçoit même l’invisible.
Cet étrange bruit cristallin et frais se rapprochait, puis s’éloignait,
puis à nouveau revenait encore plus près. Antoine restait écrasé au
sol, tétanisé d’inquiétude et retenant son souffle.
Combien de temps cela dura-t-il ? Lentement, pourtant, ce bruit merveilleux
de fontaine s’éloigna, et finit par disparaître totalement.
Antoine demeura immobile tout le restant de la nuit, incapable du moindre mouvement.
Puis l’Orient s’éclaira doucement, et une grande fraîcheur
recouvrit le désert dans un silence minéral.
Lorsque le soleil triompha des ténèbres, Antoine eut la force
de se relever. Il était complètement seul, au milieu de nulle
part.
En se levant, Antoine heurta son sac et sa gourde. Celle-ci était remarquablement
fraîche, lourde et pleine d’eau.
texte proposé par Etienne Eimer |