Accueil | mise à jour le 9 septembre, 2005 | Connaître saint Jacques. Comprendre Compostelle. | survol du site | Page précédente |
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Ces deux chercheurs sont d’autant plus intéressés par un croisement de nos données respectives que, précisément, leurs travaux pointent également du doigt le problème des interférences entre l’histoire et les légendes – traditionnelles ou de création tout à fait récente - ce qui est de plus en plus perturbateur et pernicieux. L'article suivant a été rédigé par Laurent Bastard à la suite de ces entretiens. Nous lui en sommes très reconnaissants et le remercions vivement.
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Laurent Bastard, conservateur du musée du Compagnonnage à Tours
L’idée selon laquelle il existe une relation entre le Compagnonnage et le pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle n’est pas nouvelle dans la littérature consacrée aux Compagnons du tour de France. Elle repose sur deux éléments. D’une part, des auteurs établissent une relation entre le tour de France considéré comme un voyage et cet autre voyage qui est le pèlerinage à Saint-Jacques. D’autre part, une relation s’établit entre saint Jacques et le nom de l’un des fondateurs légendaires des Compagnons du Devoir, Maître Jacques. C’est à partir des similitudes existant entre deux pratiques d’itinérance et deux noms, que se sont élaborées les certitudes des férus de mystère et de secrets initiatiques. Elles se développent à partir de trois affirmations : le pèlerinage à Saint-Jacques était celui des Compagnons du tour de France ; ils se rendaient au tombeau de saint Jacques, qui n’est autre que Maître Jacques ; ce pèlerinage, comme le tour de France, revêt un caractère initiatique. Essayons d’y voir plus clair en examinant depuis quand, pourquoi et comment s’est développé ce courant de pensée, puis en proposant une autre approche de la question. |
1. La littérature de confusion. | |
Cet ouvrage est toujours disponible, cela atteste son succès près d’un demi-siècle après sa parution. |
La relation Compagnonnage/pèlerinage à Saint-Jacques s’est développée depuis une quarantaine d’années, quand Raoul Vergez, « Béarnais l’Ami du tour de France », Compagnon charpentier du Devoir de Liberté, a fait du chrisme, très répandu sur la façade des églises pyrénéennes, à la fois le «signe du chemin de Compostelle» et un symbole renfermant un contenu ésotérique et technique, nommé «la pendule à Salomon».C’est là un exemple d’appropriation comme il en existe d’autres, et de bien plus anciens, dans l’histoire compagnonnique. Il en fit état en 1957 dans un roman intitulé, précisément, La Pendule à Salomon, ouvrage toujours disponible, ce qui atteste son succès près d’un demi-siècle après sa parution. Très imaginatif, Vergez était un auteur de romans mêlant des faits authentiques et de multiples légendes. Son talent d’écrivain, sa vision épique du Compagnonnage et sa forte personnalité ont fait prendre pour argent comptant nombre de ses affirmations péremptoires auprès du grand public et des Compagnons eux-mêmes – y compris ceux d’aujourd’hui. Raoul Vergez l’a écrit, Raoul Vergez dit vrai ! Et c’est ainsi que le chemin de Saint Jacques devint compagnonnique et initiatique pour tout un lectorat vaguement anticlérical mais pas rationaliste, celui de la revue Planète et du Matin des Magiciens, pour lequel le catholicisme était devenu inapte à combler un appétit croissant de « mystères » dans les années 1960. |
Puis suivit le livre de Louis Charpentier : Les Jacques et le mystère de Compostelle, publié chez Robert Laffont en 1971. Dans ce livre un peu fourre-tout, où se côtoient les pèlerins, les Celtes, les Basques, les Templiers, la cathédrale de Chartres, les alchimistes, les Cagots, la grande pyramide, le Graal, etc., l’auteur établit un lien catégorique entre les bâtisseurs de cathédrales, les Compagnons du rite de Maître Jacques et le voyage à Compostelle. Selon lui, pas de doute : « Le chemin Saint-Jacques, en Espagne, est un chemin initiatique qui date, à tout le moins, du néolithique et dont le parcours semble bien n’avoir jamais été interrompu. Son nom lui vient du fait qu’il est un chemin d’initiés, c’est-à-dire de savants. ». Il affirme qu’il existe un lien entre le Compagnonnage de Maître Jacques et les bâtisseurs des églises conduisant à Saint-Jacques, mais ses arguments sont faibles parce qu’il exploite des sources qui ne sont pas celles des Compagnons eux-mêmes ou, quand il y a recours, il manque d’esprit critique. Méconnaissant l’histoire et la diversité qui caractérisaient les anciens compagnonnages, il leur prête un état d’esprit et des pratiques imaginaires. Pourtant, son livre suggère des pistes de recherche et fournit quelques documents qui ne sont pas inintéressants. |
Les Etoiles de Compostelle n’est pas le meilleur livre de Vincenot. Le côté « moi je sais ce que vous ignorez, pauvres profanes » est passablement agaçant. Vincenot cultive le mystère, les allusions à un ésotérisme de bazar et les clins d’œil aux « initiés » : cela a plu il y a une vingtaine d’années et, malheureusement, continue de séduire, car " ce qui est écrit fait vrai ". |
Vint enfin Henri Vincenot et Les Etoiles de Compostelle, publié chez Denoël en 1982. Vincenot a probablement lu Charpentier car on retrouve dans son livre le même raisonnement, les mêmes affirmations, étayées de croquis géométriques et de dessins mystérieux destinés à convaincre mais surtout à impressionner le lecteur. Ce roman marque l’apogée de la confusion Compagnons-Jacquaires. Truffé de références au celtisme, aux druides, au Compagnonnage, à la Franc-maçonnerie, à l’alchimie, aux courants telluriques, etc., associant Compagnons et Templiers, Atlantide et Graal, le roman martèle des certitudes : le chemin de Saint-Jacques est bien antérieur au christianisme ; il prend sa source aux traditions celtiques ; il est lié au peuple disparu de l’Atlantide ; c’est un chemin initiatique et son parcours confère la Connaissance ; les Compagnons de Maître Jacques sont aussi appelés les « Compagnons de la Patte d’Oie » ou « Pédauques », etc. Vincenot cultive comme Charpentier un antichristianisme particulier : à travers les héros de son roman, il présente le pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle comme une maladroite tentative de l’Eglise de christianiser un voyage plus « authentique », réservé aux initiés. Or un crypto-druidisme a survécu chez les Compagnons. Les moines constructeurs ne sont pas dupes, ils placent ici et là d’étranges symboles connus d’eux seuls, références à des traditions mystérieuses, et se gaussent des « frocards » qui dupent la masse des fidèles, ces pauvres sots qui cherchent leur salut en invoquant un saint Jacques qui n’est pas présent dans la basilique. A propos de Jacques, Vincenot écrit dans le lexique qui clôt son livre : « Jacques : nom donné aux Compagnons Constructeurs Enfants de Maître Jacques… et ce maître Jacques serait un constructeur celte ayant participé à la construction du Temple de Jérusalem. Il n’a aucune parenté avec un saint Jacques, majeur ou mineur» (c’est moi qui souligne cette dernière phrase, qui exprime bien la volonté de situer le Compagnonnage en dehors de tout lien avec le christianisme). |
2. Le Compagnonnage dans son contexte.Voyons à présent, avant même d’aborder la question des sources, si les sociétés de Compagnonnage auraient pu, de quelque façon, établir un lien quelconque avec le (les) chemin(s) de Compostelle et son terme, Saint-Jacques en Galice. La réponse est d’emblée affirmative. Mais ce sont ses développements qui appellent des nuances. Que des Compagnons –je n’écris pas les Compagnons – se soient rendus à Saint-Jacques de Compostelle est non seulement possible, mais, sans grand risque d’erreur, on peut aussi affirmer que c’était inévitable. Parmi les pèlerins qui s’y sont rendus depuis le Moyen Age, il y eut nécessairement des artisans au nombre desquels figuraient des Compagnons. Ces derniers étaient bien plus nombreux avant la Révolution qu’ils ne le sont aujourd’hui, et ils étaient présents au sein de métiers qui ne sont plus, aujourd’hui, au nombre des métiers « compagnonnisés ». Le récit de Guillaume Manier [2] est par exemple celui d’un tailleur d’habits de 1726, métier qui comptait encore des Compagnons à cette date. Si ce tailleur ne nous dit pas qu’il était un ancien Compagnon, il a pu l’être, tant le fait était courant autrefois. Mais même en le supposant, ce n’est pas parce qu’il était Compagnon qu’il a accompli son pèlerinage à Saint-Jacques !
Ajoutons d’ailleurs qu’un autre pèlerinage, celui de la Sainte-Baume, en Provence, devrait appeler la même approche. Revendiqué comme un pèlerinage compagnonnique associé autant à sainte Marie Madeleine qu’à Maître Jacques, il constitue en réalité un pèlerinage propre aux seuls Compagnons du Devoir et dont la pratique ne semble s’ancrer chez eux qu’au XIXe siècle, en un temps où elle est quelque peu délaissée par les chrétiens.
3. Saint Jacques et Maître Jacques.Les deux Jacques ne sont-ils qu’un seul et même personnage ? A priori, rien n’empêche de le penser. Maître Jacques est le fondateur légendaire d’une partie des Compagnons du Devoir, au nombre desquels figurent les tailleurs de pierre, les menuisiers, les serruriers, et beaucoup d’autres corporations du cuir, des métaux, du bois et du textile. Sa légende n’est connue qu’a partir du milieu du XIXe siècle, et encore selon des versions contradictoires. Sous l’Ancien Régime, les archives compagnonniques qui nous sont parvenues attestent la référence à un personnage nommé Maître Jacques (une date certaine : 1731, celle du rituel des tourneurs de Marseille), mais dont il ne nous est rien dit de plus.
Cette hypothèse ne repose malheureusement que sur quelques indices que nous donnerons plus loin.
Ceci n’est qu’une hypothèse. Seule la découverte de pièces d’archives de cette époque (archives compagnonniques, mais aussi des tribunaux ecclésiastiques et judiciaires) permettra peut-être un jour de la conforter. Il en reste tant à explorer ! |
4. Quelques indices pour illustrer ce qui précède. | |
Venons-en à présent à la partie documentaire du sujet en écartant d’emblée les « faux » indices. J’en citerai deux, dont la lecture critique réduit la portée. Le premier est le détail d’un vitrail réalisé en 1975 par le Compagnon peintre-vitrier des Devoirs Unis Pierre Petit dit « Tourangeau le Disciple de la Lumière ». Ce vitrail représente Maître Jacques. Il constitue l’un des trois vitraux posés dans les ouvertures de l’aile ouest du musée du Compagnonnage de Tours, les deux autres figurant le roi Salomon et le Père Soubise. Dans la partie supérieure du vitrail, au-dessus du fondateur des Devoirants, l’artiste a placé une coquille, pour souligner le lien, voire l’identité, existant entre Maître Jacques et saint Jacques. Or ceci ne constitue pas une preuve car Pierre Petit, Compagnon reçu tardivement à l’Union en 1973 (à 63 ans), a créé ce vitrail et les deux autres, en s’inspirant à la fois des célèbres lithographies de Perdiguier et en bénéficiant des conseils de Roger Lecotté, le fondateur et conservateur du musée. En fait, la présence de la coquille atteste seulement que l’assimilation Maître Jacques-saint Jacques commençait à se répandre dans les années 1970, mais ne prouve pas la permanence d’une tradition compagnonnique. Tout au plus peut-on parler d’une redécouverte, en n’oubliant pas d’ajouter qu’elle est restée isolée dans l’iconographie du Compagnonnage contemporain. |
Il existe d’abord une chanson de Pierre Calas, Compagnon cordier du Devoir, dit « L’Ami des filles le Languedocien ». Ce Compagnon joua un rôle important aux côtés de Lucien Blanc et des fondateurs de la Fédération Compagnonnique de tous les Devoirs réunis, dans les années 1875-1880. Il fut aussi l’auteur de jolies chansons réunies dans un Petit bouquet de chansons de tour de France dédiées au Devoir, publié à Toulouse en 1864. Celle qui nous intéresse est intitulée Le Grand-père. Ce vieux Compagnon, l’aïeul de l’auteur, évoque le tour de France qu’il entreprit « voilà bien soixante et dix ans » (donc à la fin de l’Ancien Régime). L’un des couplets nous intéresse car il nous apprend ceci :
Nous faisions bénir nos couleurs
Il est donc bien question de saint Jacques, le patron des pèlerins, porteur du bourdon. Mais survient aussitôt une objection : ce texte émane des chapeliers, or le saint patron des artisans de ce métier était saint Jacques. Il est donc banal de le rencontrer ici. L’objection ne tient pourtant pas : le saint patron des chapeliers était à cette époque saint Jacques le Mineur (fête le 11 mai) [6] et non saint Jacques le Majeur (fête le 25 juillet), celui qui nous intéresse pour le moment. Il s’agit donc de la plus ancienne référence à saint Jacques le Majeur dans un rituel de Compagnons.
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Enfin, il faut signaler la belle statue de saint Jacques le Majeur figurant au portail de la Gloire, dans la cathédrale de Compostelle, en compagnie de Pierre, Paul et Jean. Cette sculpture du XIIe siècle représente le saint debout, appuyé sur une canne entrelacée de rubans. Elle évoque de façon frappante la canne des Compagnons, principalement celle des rouleurs, qui président aux cortèges et autres cérémonies. Mais attention : la plus ancienne attestation de cannes compagnonniques enrubannées ne remonte pas au-delà du milieu du XVIIe siècle ! |
Conclusion.Ce tour d’horizon des indices « compagnonnico-jacquaires » me laisse moi-même sur ma faim ! Mais il permet au moins de mesurer l’écart existant entre les certitudes avancées par certains auteurs depuis quatre décennies et la pauvreté de nos sources documentaires. Il reste à approfondir deux points capitaux : d’une part, l’identité existant entre Maître Jacques et saint Jacques et, d’autre part, les motifs pour lesquels des Compagnons se sont rendus à Saint-Jacques de Compostelle. Or c’est à partir d’un méticuleux dépouillement des archives de police de l’Ancien Régime, des archives ecclésiastiques et des archives compagnonniques (si l’on a le bonheur d’en découvrir) qu’on pourra petit à petit combler les lacunes de cette histoire méconnue. Cette recherche suppose non seulement du temps, de la patience, un réseau de correspondants motivés, mais aussi une réelle volonté de replacer le Compagnonnage dans son contexte d’antan. On sera bien loin des fantaisies ésotériques qui apaisent sans doute le besoin de mystère mais qui éloignent de la vérité.
[1] R. LECOTTÉ : Archives historiques du Compagnonnage, mémoires de la Fédération folklorique d’Ile-de-France, Paris, 1956, p. 19. [2] G. MANIER : Un paysan picard à Saint-Jacques-de-Compostelle (1726-1727), présenté par J.-Cl. Bourlès ; Paris, Payot/Voyageurs, 2002. [3] Les poursuites engagées à son encontre par l’Eglise au 17ème siècle s’inscrivent dans le contexte particulier de la Réforme catholique et ne remettent pas en cause le caractère éminemment chrétien des rites et symboles des Compagnons d’alors. [4] J.-L. MÉNÉTRA : Journal de ma vie, présenté par Daniel Roche ; Paris, Albin Michel, 1998, p. 78. Le manuscrit de Ménétra, conservé à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris sous la cote 678, comporte non seulement le Journal mais aussi des Ecrits divers. Parmi ceux-ci figure un texte en vers intitulé Mes Souvenirs, où l’épisode est ainsi narré : « Quoi que je fus jamais trop dévot / Là je voulus aller voir Saint Gavot / Partant de Bayonne à St Jean Pied de Port / et je n’allais pas plus loin et je n’eus pas tort / car tous les pèlerins qui en revenaient / étaient pleins de vermine et bien coits. » Ces lignes renseignent sur la démarche du Compagnon : il n’envisage pas le pèlerinage animé d’une grande foi ; c’est plutôt par goût de l’aventure qu’il projette de se rendre à Compostelle. Par ailleurs, la dénomination « Saint Gavot » est insolite. Il est possible que Ménétra ait voulu jouer sur le mot Gavot (nom des Compagnons menuisiers non du Devoir, ennemis des Devoirants) et le nom espagnol du saint : Santiago. Mais il y a là une forme d’humour qui m’échappe… [5] Procédure contre les compagnons chapeliers, 26-29 avril 1674 ; Archives d’Etat, Genève, n° 4295. [6] Les chapeliers fouleurs de feutre ont élu saint Jacques le Mineur parce qu’il a été frappé par un foulon sur le parvis du Temple de Jérusalem. Au 19ème siècle avec certitude, peut-être plus tôt, les Compagnons chapeliers du Devoir choisirent saint Jacques le Majeur ; le prestige de ce dernier explique peut-être ce déplacement d’un saint Jacques (mineur) à un autre, plus célèbre (majeur). Il est vrai que la confusion entre les deux saints Jacques était déjà courante au Moyen Age. [7] P. LABAL : « Notes sur les compagnons migrateurs et les sociétés de compagnons à Dijon à la fin du Xve et au début du XVIe ; Annales de Bourgogne, tome XXII, juillet-septembre 1950. |
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