Extraits de Pèlerin d’Orient :
La première page
L’arrivée à Istanbul
À bout de forces – Monts Taurus (Turquie)
Fous rires dans le désert syrien
Extraits de Pèlerin d’Occident :
La première page
Au col de Surenen - Alpes bernoises
Un berger du Campo Imperatore - Abruzzes
Un Éloge de la virginité dans l’art - Florence
Le semeur et ses chéries – Région de Rome
Pèlerins de l’Archange – Pouilles (sud de l’Italie
)
La première page (Orient)
Je glisse la clé de l’appartement dans la boîte aux
lettres. Furtivement. Comme une lettre d’amour dans laquelle on
a jeté toute son âme. Dehors, rien n’a changé.
Les Parisiens vont et viennent, pressés, comme d’habitude.
Chacun dans son monde, aux dimensions que je trouve aujourd’hui
bien étriquées. Il y a quelques semaines, j’étais
encore l’un d’entre eux. Chaque jour plus écrasé
par la pression des habitudes, des futilités ronron
nantes et des manquements aux rêves inaccessibles.
Un jour, ça suffit, ce n’est plus tenable. Aujourd’hui,
je pars.
Seul. À pied.
Vers Jérusalem.
Pas de banderoles, pas d’amis pour un dernier au revoir : je ne
voulais pas de cet enthousiasme trompeur qui cache mal les inquiétudes.
D’ailleurs, peu de gens sont informés de mon départ
: la famille proche, quelques personnes au travail, une poignée
d’amis. J’ai quitté chacun d’eux comme si je
les revoyais bientôt. Sans cérémonie.
L’idée de ce voyage remonte à trois mois seulement.
Deux mois d’hésitations durant lesquels j’ai tourné
et retourné l’idée saugrenue en tout sens : j’irai,
je n’irai pas ; j’irai, je n’irai pas… avant de
me décider pour de bon. Puis à peine un mois pour tout préparer…
L’arrivée à Istanbul (Orient)
Vient le dernier matin, le matin du dernier jour, celui de l’arrivée
à Istanbul. Un matin comme tous les autres, où le soleil
brille dans un ciel sans nuages, où je peste contre l’absence
d’eau chaude qui m’oblige à prendre une douche glacée,
un matin où je lis dans le livre des Psaumes :
Je lève mes yeux vers les montagnes…
D’où me viendra le secours ?
Le secours me vient de l’Éternel,
Qui a fait les cieux et la terre.
Il ne permettra point que ton pied chancelle ;
Celui qui te garde ne sommeillera point.
L’Éternel est celui qui te garde,
L’Éternel est ton ombre à ta main droite.
L’Éternel te gardera de tout mal, il gardera ton âme.
L’Éternel gardera ton départ et ton arrivée.
Dès maintenant et à jamais.
Les banlieues anarchiques ne semblent jamais finir. Une ville nouvelle
conquiert des hectares à perte de vue. Pour l’instant, il
s’agit d’une multitude d’immeubles vides à différents
stades de construction : de quoi loger plusieurs dizaines de milliers
de personnes. Un tel jaillissement de béton à vivre en dit
long sur la démographie galopante en Turquie. Depuis hier, à
chaque colline, à chaque tournant, mes battements de cœur
s’accélèrent : d’ici, peut-être, vais-je
apercevoir Sainte-Sophie ? découvrir le palais des sultans et la
Corne d’or ? J’ai quitté l’autoroute urbaine
pour la route du front de mer. Désormais, je longe le Bosphore.
Les eaux du détroit frémissent entre les blocs du brise-lames.
La mer scintille au soleil et la vue s’étend jusqu’à
l’autre rive : l’Asie ! Plus qu’une poignée de
kilomètres avant d’atteindre les remparts de Constantinople.
Rien ne peut plus m’arrêter. Je ne veux pas penser à
la suite. En ce moment, je ne m’en soucie guère. Jérusalem
viendra à son heure. Pour l’instant, je m’efforce de
goûter par tous les pores de mon être chaque atome de cette
arrivée si incroyable. Je n’arpente plus une simple digue
le long du Bosphore, je remonte l’allée triomphale des empereurs
qui concluent une campagne glorieuse. Je suis sur le point de conquérir
la deuxième Rome.
Enfin arrive le moment tellement espéré : après un
tournant apparaissent au loin les coupoles de Sainte-Sophie, ses contreforts
massifs et son dôme brillant sous le soleil, encadré des
minarets qui lui sont désormais attachés. À la vue
de cette silhouette légendaire, l’anxiété trop
longtemps contenue vole en éclats. Abandonnant ma réserve
coutumière, je me laisse emporter par l’exaltation du succès.
Jetant mon sac à terre, je bondis au plus haut de ce que la force
de mes tendons fatigués me permet encore. Les larmes me viennent
aux yeux et, dans les bourrasques de ce début d’automne qui
tourbillonnent sur les rives du Bosphore, je hurle de jubilation. À
quelques mètres de là, des pêcheurs à la ligne
se retournent avec surprise vers ce touriste fada qui rit aux larmes,
tout seul, et crie sans s’adresser à personne.
Oubliés le vent, la pluie, la chaleur, la froidure et les inquiétudes.
Les bosses suspectes ont disparu. Rien de tout cela n’a plus d’importance.
Je suis arrivé à pied de Paris en ce 10 septembre, quatre
mois exactement après mon départ, et j’ose encore
à peine y croire. Si j’avais dû interrompre la marche
avant Istanbul, j’aurais eu l’impression de n’avoir
rien fait. S’arrêter à Brie-Comte-Robert, à
Szeged ou à Küçükçekmece, c’était
la même chose : un échec retentissant. Mais Paris-Istanbul
à pied, cela représente déjà une aventure
en soi : de la Ville lumière à la Sublime Porte.
Une porte : c’est exactement cela, une porte indispensable que je
devais atteindre pour ouvrir la route vers la Cité sainte.
À bout de forces (Orient)
Au petit matin, après une nuit pénible dans l’arrière-salle
enfumée du café, je trouve toutes les portes closes. Impossible
de m’attarder jusqu’au réveil de mes hôtes car
une dure et longue étape m’attend. Après avoir déposé
un mot de remerciement sur le comptoir pour Quasimodo, j’ouvre la
fenêtre, l’enjambe et m’éloigne rapidement, comme
un voleur.
Cette journée restera l’une des plus éprouvantes de
mon périple. Je suis malade depuis trois jours et l’âcreté
de l’atmosphère enfumée du café a achevé
de me prendre à la gorge. Chaque goulée d’eau pourtant
tellement indispensable devient si douloureuse que je préfère
souffrir de la soif. En trois jours, j’ai parcouru 140 km et j’en
ai prévu 45 de plus pour aujourd’hui, y compris le passage
du col de Gezbeli à près de 2 000 mètres. La raison
aurait dû m’arrêter, mais où ? À Develi,
j’aurais pu coucher une nuit supplémentaire à l’hôtel,
mais j’ai voulu profiter de la fenêtre météo
favorable. À Bakirdagº, je n’aurais pas pu abuser plus
longtemps de l’hospitalité de Quasimodo. Si l’on m’accueille
parfois à bras ouverts, mon passage doit rester bref. La meilleure
volonté s’épuise rapidement devant un étranger
qui s’incruste.
Avancer. Avancer toujours. Je n’ai pas d’autre choix.
La route déserte s’élève en lacets sur les
flancs arides de la montagne. Elle monte. Monte sans fin. Pendant plus
de 25 km. Sous une alternance de soleil brûlant et de vent glacé.
Les tempêtes ont si souvent balayé ces parages inhabités,
la neige a tellement raviné les pentes au printemps que les bourrasques
ne soulèvent même plus de poussière. Remontant les
versants, s’engouffrant dans les vallées, rabotant les sommets,
elles tournoient, sèches, invisibles et mordantes sur la terre
pierreuse.
Courbé sur la pente et luttant contre les rafales, je m’obstine
à avancer. Je me contrains à ne pas espérer le col
à chaque tournant. Mes jambes se meuvent comme des automates :
elles savent mieux que moi où est leur devoir. Le rythme mécanique
de l’ascension me saoule. L’esprit se détachant peu
à peu de mon corps malade, mes pensées flottent ailleurs,
hallucinées de fatigue. Je ne sais même pas si j’arriverai
au bout de l’étape prévue. J’ignore où
j’abriterai ce soir mon épuisement. Tout cela se terminera
peut-être par une nuit dehors. Autour de moi, rien que des montagnes
âpres, hostiles et râpeuses comme l’irritation qui m’enflamme
la gorge.
Au loin apparaît enfin une étroite encoche dans le relief.
Le col de Gezbeli : 1 960 mètres. Au-delà de cette ultime
bosse, je commencerai ma descente vers la Méditerranée.
La route monte toujours.
Encore plusieurs kilomètres de progression machinale sur le ruban
qui contourne capricieusement les sommets.
Le ciel enfin s’abaisse à hauteur d’homme. […]
La route de terre battue zigzague en pente douce au-delà du col,
épousant le flanc des montagnes qui, après la nudité
absolue des versants anatoliens, commencent à se piqueter de pins
noirâtres. Ce devrait être du gâteau, la cerise sur
le gâteau d’un franchissement réussi, mais, en ce jour
éreintant, même la descente est éprouvante.
Je suis exténué.
Je m’arrête de plus en plus souvent, doublé par quelques
véhicules traînant derrière eux un nuage de poussière.
Malgré mon accablement, je n’ai aucune envie de monter à
bord, mais comme la route est dure ! À l’épuisement
des derniers jours s’ajoute le contrecoup d’avoir mis derrière
moi ce fichu Taurus qui m’effrayait tant. Ce passage ouvre béantes
les vannes de la fatigue indéniablement accumulée depuis
Istanbul. Je craignais tellement ce col que j’en ai rêvé
toute la nuit : comme si ce n’était pas suffisant de le franchir
une fois !
Fous rires dans le désert syrien (Orient)
Une heure avant le couchant, je choisis ce groupe de maisons à
un kilomètre de la voie ferrée. À peine une quinzaine
d’habitations. Rien de plus consistant jusqu’à l’horizon
alors que le soleil descend rapidement. Je dois absolument dormir là.
Quoi qu’il arrive. Un Bédouin entre deux âges rentre
chez lui à vélomoteur. Je tente ma chance. En anglais, en
français. Surtout avec les mains. Il ne parle que l’arabe
et je n’en connais que des bribes. La « conversation »
se prolonge. Finalement, Mehmed m’emmène chez lui. Dans ce
désert, je ne lui laissais sans doute guère d’autre
choix…
Commence alors une des soirées les plus étranges et les
plus agréables de tout mon périple. Bien que nous n’ayons
aucune langue en commun, je parviens à décrire l’essentiel
de mon aventure. Tous les hommes du hameau défilent dans l’unique
pièce nue aux murs de parpaings. Des nattes et tapis élimés
couvrent une portion du sol en ciment. Je recommence mes explications,
déplie mes cartes, baratine sans vergogne en français :
lorsqu’on y adjoint un peu de gestes et beaucoup de conviction,
une bonne partie du propos franchit la barrière de la langue. Mehmed
en rajoute, très fier d’exhiber un tel invité. Les
femmes sont ailleurs. Tout juste dignes de préparer le repas, d’apporter
les plats et… de se charger à nouveau de ma lessive. […]
Plusieurs hommes viennent d’entrer et mon hôte recommence
les présentations. Sur sa paume, il dessine d’une main malhabile
quatre lettres latines : « mhmd ». Transposant la quasi-absence
de voyelles dans l’écriture arabe, il m’écrit
ainsi son nom. Quatre autres mhmd figurent dans la dizaine d’hommes
qui composent ma cour de ce soir. Avec eux, la soirée se prolonge
et je commence à manquer d’imagination pour la meubler lorsque
j’ai soudain une idée de génie : j’exhibe ma
méthode Assimil d’arabe. En vis-à-vis, les mêmes
phrases dans les deux langues. Mahmoud, l’un des quatre mhmd, plutôt
jovial et bien enveloppé, se pique d’intérêt
pour le livre qu’il parcourt avec attention. À chaque fois
qu’il identifie une formule adaptée à la situation,
il me la montre et j’en regarde la traduction sur la page d’en
face. La méthode prétendant répondre aux besoins
pratiques d’un touriste occidental à l’étranger,
Mahmoud m’exhibe avec délectation des phrases comme :
« La climatisation n’est-elle pas trop fraîche ? »
« Y a-t-il un bon restaurant dans les environs ? »
Ou bien encore :
« Ce lit n’est pas confortable du tout. J’exige de voir
le gérant de cet hôtel immédiatement ! »
Dans la pauvre pièce unique d’un lointain hameau du désert
syrien, Mahmoud et moi piquons des fous rires inextinguibles.
La première page (Occident)
— Pour vous, ce sera ?
— Juste un verre d’eau…
— C’est tout ?
— …et je vous raconterai une histoire.
J’ai craint que le cafetier moustachu et ventripotent ne bougonne,
mais non : il pose aimablement un verre sur le zinc pendant que je me
déleste de mon sac à dos.
— Sale temps, hein ? Pour la mi-juin ! Vous venez de loin ?
— Paris. Je suis parti il y a trois jours.
Dehors, sous le ciel gris, le vent malmène les tables en plastique
de la terrasse et les parasols aux marques de bière. J’ai
remis une chaise sur ses pieds avant d’entrer.
— Vous venez quand même pas de là-bas à pied
? Pour venir jusqu’ici, à Donnemarie, ça doit faire…
— Environ 100 kilomètres. Si, à pied. Tenez, donnez-moi
aussi un café.
— T’entends ça, Jeannine ? Et vous allez jusqu’où,
comme ça ?
— Rome.
— Ben dites donc ! C’est ça votre histoire ?
Non. Mon histoire c’est… J’aimerais la raconter un soir
à un petit bout de chou avant qu’il ne s’endorme. À
cette fillette blonde, par exemple, une nièce qui a des yeux d’un
bleu si clair, cerclé d’outre-mer que j’ai donné
son regard troublant à Roxane, princesse de Sogdiane, dans le roman
historique sur Alexandre le Grand dont je viens d’achever l’écriture.
Mon histoire, c’est seulement essayer d’offrir parfois à
la vie une allure de conte de fées. Alors voilà : «
Il était une fois… », il y a sept ans, un marcheur
qui venait à pied de Paris.
Au col de Surenen - Alpes bernoises (Occident)
Au col de Surenen - 2291 mètres, indique un panneau avec une précision
toute suisse -, la splendeur du paysage saisit. Vers l’est, le regard
plonge au-delà des pentes boisées en direction du lac d’Uri
aux eaux vertes, de l’étroite surface cultivée et
du village d’Altdorf, nouveau Lilliput où les hommes ne mesurent
probablement pas plus de six pouces, derniers habitants d’une Suisse
encore riante. À l’ouest, plus une seule âme. Un enchevêtrement
de versants, de falaises déchiquetées, d’éboulis
parsemés de névés, de pics blanchis et de pentes
couvertes d’une herbe rase qui s’effondrent en dessinant une
vallée glaciaire dominée par le lointain Titlis coiffé
de glace, tandis que, de chaque côté du col, des sommets
de près de 3 000 mètres montent la garde à l’entrée
du royaume.
Voilà : j’y suis enfin, à cette porte tellement redoutée
! Point de neige pour me barrer la route, ou si peu, grâce à
la chaleur des trois derniers jours. Cependant, je l’ai échappé
belle car, la semaine passée, d’après le livre d’or
du refuge, deux Autrichiens ont été bloqués ici par
une tempête. Il faudrait plutôt l’appeler Hütte,
cette robuste construction de bois qui excède à peine la
taille d’une cabane, à quelques mètres en contrebas
du col, et dans laquelle je décide de passer la nuit. Dans l’unique
pièce de 4 mètres sur 3, un banc fixé au mur court
sur trois côtés ; devant : une table aux pieds de bouleau
dont on n’a pas enlevé l’écorce, et un autre
banc en vis-à-vis. Un miroir ébréché au mur,
une armoire à pharmacie - « Ne s’en servir qu’en
cas d’urgence » -, une poubelle et une urne cadenassée
pour les donations. Trois restes de bougies éméchées
à force d’avoir brûlé, et pas d’allumettes.
Au-dessus de la fenêtre ornée de rideaux à petits
carreaux rouges et blancs qui s’ouvre en direction d’Engelberg,
un crucifix. C’est tout. Que demander de plus ? De l’eau ?
À 10 pas, le ruissellement des congères se termine en cascade
pour la douche glacée du matin, tandis qu’un peu plus loin
un névé s’épuise en reflets mouillés
et donne à ce coin de montagne des airs de vasière à
marée basse.
Du fond de la vallée monte un tintinnabulement ininterrompu de
clochettes de mouton. Venant d’ailleurs, de nulle part, les notes
plus ventrues des sonnailles de vache. Oubliant la servitude des kilomètres,
je consacre la fin d’après-midi à goûter ce
paysage d’exception en compagnie de marmottes au pelage gris qui
promènent leur frimousse curieuse entre les rochers. Comme elles,
je paresse au soleil finissant et en profite pour achever les Promenades
dans Rome. Ce cirque vaut bien le Colisée de Stendhal… Quant
au volume, il partira dès demain par la poste pour l’Italie.
À 19 heures, plus un seul randonneur car la civilisation se situe
à plus de quatre heures de marche de chaque côté.
Le lieu est si sauvage que cela pourrait être quatre ans. Ah ! S’ils
savaient, ces marcheurs à la petite journée, dans quel luxe
je vais passer la nuit ! Qu’importe la dureté des bancs sur
lesquels je vais tenter de dormir… L’obscurité a noyé
les vallées. Les troupeaux sont rentrés à l’étable,
puis le crépuscule s’est mué en noirceur. Là-haut,
les sommets se découpent en ombre chinoise sur le ciel d’encre,
le vent siffle et les étoiles s’allument au firmament. Ce
soir, la montagne entière m’appartient.
Un berger du Campo Imperatore (Occident)
En avançant dans l’herbe rase battue par les vents du Campo
Imperatore, j’arpente un toit du monde.
— Le Petit Tibet des Abruzzes, avait claironné Lucca avec
une crânerie tout italienne.
Pas une habitation, pas un arbre dans cette plaine d’altitude de
20 kilomètres sur 7, cernée de montagnes. La quintessence
de la platitude, et autrefois le royaume des moutons, qui transhumaient
chaque été depuis les plaines du Latium ou des Pouilles.
Sur l’immensité, les 800 bêtes de Beppino paraissent
au plus quelques dizaines. Le berger s’est approché pour
calmer ses chiens. De gros chiens blancs à la toison épaisse
qui aboyaient contre l’intrus, au flanc du troupeau.
— Ce sont les meilleurs chiens de berger d’Italie, assure
Beppino en flattant l’échine de Cesare.
« Cesare, comme Giulio, l’Imperator », ajoute-t-il.
Et il prétend que ses molosses descendent en droite ligne de ceux
qui accompagnaient les Huns et les Mongols lors de leurs invasions : des
dogues du Tibet. Beppino doit approcher de la soixantaine. Dans sa famille,
on est berger de père en fils. J’ai de la chance car il est
bavard aussi :
— Le père de mon père, dit-il, était originaire
des alentours de Foggia, dans le Sud, la principale ville des Pouilles.
Il a possédé jusqu’à 6 000 têtes et montait
chaque printemps au Campo Imperatore pour l’estive. Entre la transhumance
et le séjour ici, il vivait près de six mois sans revoir
sa famille.
Durant des siècles, les moutons ont représenté une
des plus importantes richesses du Sud.
— Jusqu’à trois millions de bêtes transhumaient
deux fois l’an entre les Pouilles et les Abruzzes. On suivait les
tratturi.
Beppino me décrit ces drailles, des chemins de transhumance en
terre battue, larges de 110 mètres et sur les bords desquels une
ordonnance royale d’Alphonse d’Aragon interdisait les cultures
afin de garantir un pâturage aux moutons voyageurs.
— C’était tout un réseau. Il y avait aussi les
tratturelli, des voies transversales qui ne mesuraient pas plus de 40
mètres de large, et les bracci, encore plus étroits, de
moins de 20 mètres.
Un réseau et non pas un seul chemin : comme la Via Francigena.
De là à taxer les pèlerins de comportement moutonnier…
— Le plus long tratturo mesurait près de 250 kilomètres
entre L’Aquila et Foggia où se tenait un immense marché
aux bestiaux. On l’appelait le Tratturo del Re : la « voie
Royale ».
— Tu vends tes moutons à Foggia ?
— Oui. Encore deux semaines et je redescendrai avec les bêtes.
— À pied ?
— Plus personne ne transhume à pied. On fait ça en
camion. De toute façon, il ne reste presque rien du Tratturo del
Re car les routes ou les cultures le recouvrent aujourd’hui. Ah
si : je crois qu’il y a un vieux qui descend à Campobasso
à l’ancienne… Mais c’est fini, ça. En
plus, les bergers de maintenant sont souvent des Albanais ou des Macédoniens
qui ne connaissent rien à cette histoire.
— Dans deux semaines, alors ?
— Oui, car je veux être au Monte Sant’Angelo pour la
Saint-Michel. J’y vais tous les ans.
D’ailleurs l’ouverture et la fermeture de la transhumance
ont toujours coïncidé avec les deux pèlerinages à
la grotte de l’Archange : le 8 mai et le 29 septembre.
Subitement, comme s’il se souvenait de ma propre transhumance, Beppino
pointe son parapluie en direction d’un affaissement entre deux collines
pelées, au loin :
— Castel del Monte, c’est par là-bas. Sempre diritto
!
Toujours tout droit : apparemment, l’indication vaut congé.
Drôle de Beppino, si bavard et tout à coup pressé
comme s’il était devenu jaloux de sa solitude. Adieu Beppino.
Je t’aurais volontiers revu à la grotte de l’Archange,
mais dans deux semaines, elle sera déjà loin derrière
moi et j’arriverai aux environs de Bari.
Un Éloge de la virginité dans l’art (Occident)
— Comment ! Tu n’as pas vu, à Santa-Croce, la fresque
sur la vie de saint Jean-Baptiste par Giotto !
Non, et la deuxième Pietà de Michel-Ange non plus, hélas.
Ni la troisième conservée à l’Académie,
ni la quatrième qu’on peut admirer à Milan. Bien que
je jette un œil sur les guides, je les feuillette à la hâte
pour ne pas m’user le regard avant la première rencontre.
Je me méfie de ce qu’il faut voir. Il me manque des références,
sans doute, que d’autres auraient creusées au lieu de se
présenter nus devant une œuvre. Je préfère le
sein de Flore et le regard de Caracalla.
Ce qui m’a transporté il y a deux jours devant la loggia
des Lansquenets, ce qui m’a enivré hier aux Offices, c’est
moins une connaissance raisonnée qu’un choc des sens. Un
plaisir décuplé par l’émotion des premières
fois. Non par la vertu de l’ignorance, mais par celle de la virginité.
Il ne suffit pas de ne point connaître. Il faut aussi être
prêt. Voilà dix ans, j’ai passé une semaine
de vacances en Toscane avec des amis, ma seule expérience italienne
hors quelques voyages professionnels à Milan. Nous avions loué
une villa aux environs de Sienne. Pise, Volterra, Arezzo, Florence. Dans
cette ville, nous avions passé une demi-journée, dont je
ne garde aucun souvenir hors des images convenues. Une carte postale,
c’est tout. Cette fois-ci, je commence à comprendre pourquoi
je suis devenu si sensible. La solitude, certainement, qui exacerbe les
sentiments, et surtout ce long ruban de pas, cette route tyrannique, monotone
à ses heures, qui me lave l’âme. Une vie à la
campagne, loin des artifices et du flot d’images et de bruits qui
envahissent nos vies ordinaires : le superflu râpé jusqu’à
l’os ; trop, même. Car vient un moment où la nature
arpentée à satiété creuse un désir
de civilisation et de beauté créée de main d’homme.
Alors, vient le moment favorable…
J’aime le premier regard. Il est divin. C’est celui qui tout
embrasse, bien qu’il ne soit pas toujours le meilleur. Ensuite,
on voit les détails, et chacun sait bien que le diable s’y
cache. Le choc de la première fois : d’un brusque mouvement
de la main, Raphaël a emporté le voile qui dissimulait la
toile qu’il vient d’achever. Et je suis là, seul, ébahi,
avant que quiconque ait formulé un avis, ait encensé le
clair-obscur ou déploré la perspective. Des siècles
avant l’invention de la photographie et bien avant la première
lithogravure.
La magie du premier regard : en une époque marquée par une
schizophrénie entre la quête forcenée de l’authentique
et une multiplication à l’infini des reproductions, de toutes
les vérités, c’est celle-là que je préfère.
Il faudra que j’écrive un jour un Éloge de la virginité
dans l’art
Le semeur et ses chéries (Occident)
J’ai quitté la Campanie pour le Latium, ultime région,
berceau de Rome. Des plaines encombrées de circulation, un fouillis
ennuyeux et sans caractère de monts qui sont plus que des collines
et moins que des montagnes. Sous le soleil pâle de novembre, des
paysans chaudement vêtus vaquent à leurs occupations de saison
: l’un cueille des salades, l’autre herse un champ, d’autres
encore taillent les arbres fruitiers. Je m’arrête un moment
pour admirer un vieil homme qui arpente ses sillons en dispersant à
chaque pas une large poignée de semences sur le sol retourné,
avec ce geste immémorial qui fait jaillir l’espérance
d’une besace pour l’offrir à la terre. Un geste régulier,
majestueux, précis comme un exercice de pointes mille fois répété
par une ballerine. Le semeur, partout ailleurs disparu et dernier témoin
qui relie encore la campagne romaine à celle de Cincinnatus, ce
consul du Ve siècle avant J.-C., modèle de simplicité
et de dévouement, qui accepta de servir Rome en danger, puis abandonna
le pouvoir et retourna à sa terre, comme le rappelle Aurelius Victor,
un historien du IVe siècle de notre ère :
Les envoyés du sénat le trouvèrent nu et labourant
au delà du Tibre : il prit aussitôt les insignes de sa dignité
[…] et vainquit les ennemis, reçut la soumission de leur
chef et le fit marcher devant son char, le jour de son triomphe. Il déposa
la dictature seize jours après l’avoir acceptée et
retourna cultiver son champ.
En bordure du champ, je m’approche pour un brin de causette avec
l’émule du consul antique au moment où il vient regarnir
sa besace en puisant dans un sac de semences.
— Il y a très longtemps, j’ai travaillé en France
pendant trois ans, me dit-il, près de Lyon.
— Alors, vous parlez le français ?
— Juste : « Bonjour », « Bonsoir » et «
Merci chérie ! »
Je n’insiste pas pour connaître le nom de la chérie.
À l’éclat qui s’est brusquement allumé
dans les yeux délavés du vieil homme, je devine qu’il
s’agit probablement de ces femmes qui n’ont pas même
un prénom de passade et pour lesquelles « Chérie »
tient lieu d’identité. Une solide paysanne qui vient d’achever
un sillon s’approche à son tour.
— Ma femme, dit-il brièvement.
Le semeur m’adresse un clin d’œil entendu et repart de
son pas lent sur la terre labourée. Bientôt son bras a repris
le geste ample et magique sous le soleil pâle de novembre.
Pèlerins de l’Archange (Occident)
— Le 29 septembre ? Vous y arriverez en pleine fête de la
Saint-Michel.
Je n’avais rien calculé, ni le jour, ni l’heure. Lorsque,
à la fin de ma journée de marche où j’ai arpenté
des champs pierreux sur fond d’Adriatique bleue et calme, j’arrive
au Monte Sant’Angelo, les ruelles du village accroché à
flanc de montagne sont noires de monde. Sac au dos, je peine à
me frayer un passage vers l’église de l’Archange. On
se presse, on attend, on se bouscule, on s’interpelle et on s’excuse,
on se hausse sur la pointe des pieds pour tenter d’apercevoir, et
on envie les chanceux qui se penchent aux balcons. Quand soudain un frémissement
parcourt la multitude :
— Le voilà, il arrive !
« Il », c’est saint Michel, ou du moins sa statue, annoncée
par une longue procession de confréries costumées, porte-bannières
en tête.
— L’archange ne quitte l’église que deux fois
l’an, confirme une Mamma à son voisin, tout en égrenant
son chapelet.
Après les confréries, des prêtres en vêtements
chamarrés, des thuriféraires et des abbés en surplis,
un Monsignore qui porte une épée étincelante et nue
sur un coussin grenat. À deux pas de moi, un garçonnet aux
boucles blondes guette, juché sur les épaules de son père
et vêtu en archange, avec deux ailes dorées dans le dos.
— Mira Papa ! Regarde. San Michele…
Couronné d’or, beau comme un Apollon et vengeur comme le
dieu Mars, s’avance le prince des armées célestes,
chef des anges fidèles à Dieu quand Lucifer a trahi, brandissant
son glaive et écrasant du pied un diable que l’on devine
à peine à travers une profusion de lys. Quatre fiers-à-bras
portent sur leurs épaules les brancards, encadrés par autant
de carabiniers en tenue d’apparat, gantés de blanc et bicorne
emplumé de rouge. Derrière viennent les autorités
civiles et militaires, le maire à la poitrine barrée de
son écharpe tricolore, puis les trompettes, les clarinettes et
les hélicons de la musique municipale, et enfin le peuple en marche,
dans lequel je me glisse, à la suite du saint patron.
Siamo pel-le-gri-i-ni
Siamo tuoi de-vo-o-ti
San Michel’, arc-angelo,
Pre-gha per no-o-i
De loin en loin, des mégaphones relaient cantiques et prières.
Je suis les trois heures de procession à travers les ruelles tortueuses,
en pente et bordées de maisons blanches, alternativement en tête
où l’on prie et en queue de peloton où l’on
discute derrière la fanfare qui harmonise et flonflonne. En marchant
et en priant, pour une fois je fais comme tout le monde, et je me sens
à ma place, heureux. Je lie conversation avec un groupe de pèlerins
jacquaires, reconnaissables à leur cape bardée de coquilles.
— Nous avons quitté Rome à pied il y a trois semaines,
m’annonce fièrement l’un d’eux.
Et j’hésite à leur avouer que je viens de plus loin,
parce qu’ils sont sympathiques et que je ne voudrais pas gâcher
leur fierté. Les spectateurs se pressent aux flancs du cortège
et sur les placettes. De temps à autre, je scrute la foule en espérant
vaguement y distinguer le berger du Campo Imperatore. En vain. Comment
retrouver Beppino dans une telle cohue de plusieurs milliers de personnes
? Aux balcons et sur le pas des portes, certains s’agenouillent
au passage de l’archange, les vieux se signent et les jeunes également.
Des curieux et des touristes, il y en aussi, et l’on sent que, s’ils
n’étaient pas là, on les regretterait. Il n’y
a pas ceux qui regardent et ceux qui processionnent, mais une seule foule
emportée dans un élan populaire.
À la nuit tombée, après le feu d’artifice,
le cortège reprend le chemin de la basilique pour une messe d’action
de grâces. Reflet de l’empilement de siècles de dévotion,
l’église ressemble à un labyrinthe sur plusieurs étages.
Des dalles patinées par des millions de pas, des murs sanctifiés
par la caresse des pèlerins, un enchevêtrement bizarre et
vénérable qui n’est pas sans rappeler celui de la
basilique de la Nativité à Bethléem, avec ses monastères,
ses églises, ses chapelles et ses grottes imbriquées en
un seul lieu où chaque pierre a sa place et chaque pierre a un
sens. Malgré mon sac à dos, j’ai réussi à
me faufiler. Il faut descendre en jouant des coudes et des épaules
un large escalier entrecoupé de plusieurs paliers, puis franchir
une porte de bronze forgée il y a mille ans à Constantinople
avant de pénétrer dans le sanctuaire de l’archange.
Au fond, les fiers-à-bras viennent de déposer la statue
de saint Michel devant l’autel, sous l’immense voûte
rocheuse et irrégulière qui sculpte le calcaire de la montagne
et où la tradition rapporte les apparitions de l’archange
au Ve et au XVIIe siècles. Une grotte de crèche, sur laquelle
rebondissent et résonnent les chants traditionnels entonnés
à pleins poumons. Assise, debout, à genoux, la foule se
presse dans la chaude promiscuité des grands soirs, comme aux plus
hauts temps des pèlerinages médiévaux. Une foule
agitée et fervente dans l’allégresse d’un jour
de fête et la chaleur des cierges. Le temps ne compte plus. Ici
sont venus des Lombards, des Francs, des Germains, des Saxons et des Scandinaves.
Ils étaient rois, empereurs, papes ou pèlerins anonymes,
des saints et des pécheurs, parfois les deux en même temps.
Des paysans qui retourneraient une heure plus tard bêcher leur terre
ingrate et des voyageurs sur le point d’embarquer pour Jérusalem.
En ce lieu si évocateur et si émouvant, l’office prend
des allures de messe de minuit. On sent qu’il y a là des
chrétiens assidus et puis aussi les occasionnels qui ne mettent
les pieds à l’église que pour les fêtes solennelles,
les sceptiques qui veulent faire plaisir à grand-mère et
ceux qui sont venus pour le pittoresque : tout le peuple de Dieu dans
sa diversité venu partager la joie d’un rassemblement unanime.
À San Giovanni Rotondo, j’ai admiré la vie du Padre
Pio, j’ai aimé l’architecture de l’église
nouvelle, et je m’aperçois à présent à
quel point il ne s’agissait que de compréhension intellectuelle
et superficielle. En Suisse, quoique j’en aie fait une des bornes
de mon parcours, Einsiedeln était un attachement de trop fraîche
date pour me toucher véritablement. Tandis qu’ici, dans la
basilique céleste, je sens l’air encore imprégné
de la ferveur de mes compagnons imaginaires des siècles passés,
qui sont venus prier l’archange sur leur route vers les Lieux saints
de Palestine. Je me sens soutenu, emporté par cette foule des pèlerins
de jadis et de toujours. Je me sens en Terre sainte.
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